Un Drame sous Philippe II (Georges de PORTO-RICHE)

Drame en quatre actes et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 14 avril 1875.

 

Personnages

 

PHILIPPE II, 42 ans

DON MIGUEL DE LA CRUZ, capitaine aux gardes du Roi, 30 ans

LE DUC D’ALCALA, grand d’Espagne, 60 ans

RUY GOMEZ DE SILVA, PRINCE D’EBOLI, majordome major, 60 ans

DON MARTIN DE PADILLA, grand prévôt de Castille, 40 ans

LE BARON DE MONTIGNY, envoyé des Pays-Bas, 30 ans

LE DUC DE GLYME, envoyé des Pays-Bas, 60 ans

LE MARQUIS DE PESCAIRE, grand d’Espagne, 30 ans

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, confesseur du Roi, 60 ans

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA, grand d’Espagne, 25 ans

DON PEDRO DE MOYA, grand d’Espagne

DON HERNANDO DE FRIAS, grand d’Espagne

DON ANTONIO PEREZ, secrétaire au Conseil

LE COMTE DE FERIA

UN HÉRAUT DU SAINT-OFFICE

DONA CARMEN, DUCHESSE D’ALCALA, 28 ans

UN PAGE

AMBASSADEURS

GRANDS D’ESPAGNE

MASSIERS

HUISSIERS

DAMES DE LA COUR

CONSEILLERS DE LONGUE ROBE

GARDES

HALLEBARDIERS

MOINES

 

Madrid. 1568-69.

 

 

ACTE I

 

UNE FÊTE DE NUIT DANS LE PALAIS DU ROI, À MADRID

 

Grand vestibule éclairé par un lustre et des girandoles. Portes à droite et à gauche, au premier plan, conduisant aux appartements du roi et à la chambre des grands. Au deuxième plan, fenêtre à gauche et porte à droite ; au fond, galerie ouvrant sur des jardins, conduisant aux salons de réception. Escalier praticable conduisant à la galerie par trois marches. Des groupes animés traversent la galerie. Musique de danse du XVIe siècle ; sarabande et pavane.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE PESCAIRE, DON HERNANDO DE FRIAS, DON MIGUEL DE LA CRUZ, LE BARON DE MONTIGNY, DON PEDRO DE MOYA

 

LE BARON DE MONTIGNY.

Dans un mois, pour la Flandre, il faut se mettre en route.

LE MARQUIS DE PESCAIRE, à Miguel de la Cruz qui s’est levé subitement pour regarder au fond de la scène.

Miguel, un alguazil ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Non, personne n’écoute.

Ces messieurs du conseil ne font que d’arriver :

Baron de Montigny, vous pouvez achever.

Au fond, on voit défiler, précédés d’un massier, les membres du Conseil de Castille.

LE BARON DE MONTIGNY, après qu’ils sont passés.

Il ne faut rien hâter pour ne rien compromettre ;

Dans notre cher Brabant, si le duc d’Albe est maître,

Il l’est pour peu de temps. Attendons le moment.

Lorsqu’il sera venu, nous verrons le Flamand

Nous dépêcher ici son conseiller intime,

Le bailli de Hainaut, duc et seigneur de Glyme.

Il viendra nous donner le signal du départ :

Tous alors nous gagnons la Flandre sans retard.

Et si Dieu nous assiste, au bout de la campagne,

Bruxelles aura pour roi Carlos, Infant d’Espagne.

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Et don Carlos consent à s’enfuir de Madrid ?

LE BARON DE MONTIGNY.

Don Carlos est à nous ! Philippe, qui l’aigrit

Avec ses duretés, en a fait un rebelle

Plus rebelle que nous. L’espoir de voir Bruxelles

À ses pieds, d’être roi du Brabant, quelque jour,

L’exalte ! Il est à nous, messieurs ! À son retour

Des chasses de Valsain, il quitte la Castille.

DON PEDRO DE MOYA.

Mais son père !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Le roi, hors le bûcher qui brille,

Ne voit rien maintenant.

LE BARON DE MONTIGNY.

Le tigre se fait vieux !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Qui dirait à le voir, livide, soucieux,

Son œil fauve tourné vers une mort prochaine,

Déjà courbé, trainant son pas comme une chaîne,

Passant, spectre tragique, entre ses courtisans,

Que ce vieillard terrible a quarante-deux ans !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

C’est le maître ; veillons ! Sa grandeur moribonde

Vit assez pour peser sur la moitié du monde !

Malingre, chancelant, le front ensommeillé,

Sous sa faiblesse ayant un peuple agenouillé,

Il marche, redoutable en sa majesté frêle,

Et l’éclair de la hache en ses yeux étincelle ! –

Dieu, qui le fit plus fort, en le faisant chétif,

Dans un corps épuisé, souffreteux, maladif,

Dans un étui fragile, ainsi que cette épée,

Mit une âme d’acier, terrible et bien trempée !

– Prenons garde !

DON HERNANDO DE FRIAS.

D’après certains propos de cour

Entendus ce matin, il serait fou d’amour.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Pour la femme de qui ?

DON HERNANDO DE FRIAS.

De votre ami !

Mouvement de Miguel de la Cruz.

Madame

D’Alcala, disait-on, aurait conquis son âme !!...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part.

La duchesse !

DON PEDRO DE MOYA, apercevant le roi qui entre.

Le roi !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Plus un mot de ceci !

UN HUISSIER.

Le Roi veut être seul.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part, sortant lentement.

Carmen !

LE BARON DE MONTIGNY, à tous.

Plus tard, ici.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE II, RUY GOMEZ DE SILVA

 

PHILIPPE.

Non. Si c’est de Carlos que vous parlez encore !

Au milieu de la fête éclatante et sonore,

Laissez pour une fois mon âme à l’abandon.

RUY GOMEZ DE SILVA.

Je n’ai plus à parler de l’Infant...

PHILIPPE, distrait.

De qui donc ?

Rêveusement, à part, regardant passer les groupes au fond de la scène qui commence à s’emplir.

Ô beautés à l’ail noir, brillantes inconnues,

Qui, rapides, passez, comme l’éclair des nues,

Vous faites rêver !

Revenant à Ruy Gomez.

Parle, Eboli, parle, avant

Qu’ici la foule vienne, et que j’aille au-devant...

RUY GOMEZ DE SILVA.

De Carmen d’Alcala...

PHILIPPE.

Votre esprit se hasarde,

Monsieur !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Sire...

PHILIPPE, se découvrant.

C’est vers la reine, que Dieu garde,

Que j’irai.

Distrait encore, regardant au fond.

J’attends trop. Rien !...

RUY GOMEZ DE SILVA.

Le duc d’Albe...

Mouvement d’attention de Philippe.

Mais

Si plus tard...

PHILIPPE, avec gravité.

Je suis Roi.

Il s’assied.

Ruy Gomez met un carreau sous ses pieds.

Donc, prince, tu disais...

RUY GOMEZ DE SILVA.

Que le duc d’Albe a fait son entrée à Bruxelles

Sans obstacle.

PHILIPPE.

Déjà !... Le devoir a des ailes !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Chargé d’ordres du duc, don Fadrique Enriquez,

Porteur de la nouvelle, arrive tout exprès

De Flandre.

PHILIPPE.

Eh bien !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Là-bas le mal empire.

Un silence. Philippe s’assombrit.

Orange

Est parti pour Namur ; un calme sourd, étrange,

Pèse sur le Brabant, et le Gueux circonspect

Devant la croix se signe avec un tel respect,

Le peuple est si muet, les Grands se font si minces,

Que le duc envoyé pour punir les provinces,

En chasser l’hérésie et les purifier,

N’a pu trouver prétexte...

PHILIPPE.

À les pacifier.

RUY GOMEZ DE SILVA.

Des avis cependant informent qu’à Termonde,

Le comte d’Hogstraten, Egmont, Sainte-Aldegonde,

Malgré l’édit royal et le duc-lieutenant,

Tiennent ligue secrète et conseil permanent.

Ils ont même juré dans un banquet nocturne

Tenu le cinq juillet, où vint le Taciturne,

Haine mortelle au duc et respect aux placards.

Un mot d’ordre est donné ; l’hérésie aux trois quarts

Ronge le pays plat et sourdement le mine ;

La colère est partout, et partout la famine,

Au point qu’on voit des loups dans les faubourgs de Gand !

Personne cependant n’ose jeter le gant.

Valenciennes, Anvers ont déposé les armes,

Tournay vient de rouvrir ses portes à Noircarmes,

Et les manants partout se taisent obstinés,

Tandis que nos soldats au repos condamnés

Sont las de voir toujours leur gloire inoccupée,

Et que le noble duc, la main sur son épée,

Craignant à tout instant quelque brusque réveil,

Écoute avec ennui cet effrayant sommeil !

PHILIPPE, debout.

Ce que j’ai dit sera, monsieur le majordome !

Malgré Nassau, malgré Marnix, malgré Guillaume,

Malgré monsieur d’Egmont, malgré le Compromis,

Le duc accomplira ce qu’à Dieu j’ai promis.

Quel que soit le présent, la tête des rebelles,

Au soleil, devant tous, tombera dans Bruxelles !...

Ils se ressouviendront que nous sommes le Roi ;

Et nous leur jetterons pour les remplir d’effroi,

Au milieu de l’orgie attablée à Termonde,

Le saint glaive du Christ qui pèse sur le monde !...

Nous n’épargnerons rien pour ces âmes d’enfer,

Et nous ferons du sceptre une verge de fer !...

Qu’ils aillent vers Calvin ! l’Église n’est pas morte

Et nous sommes son bras. – Nous agirons de sorte

Qu’ils en soient avertis par le fer et le feu,

Si bien que dans cent ans, leurs fils maudits de Dieu,

S’en iront par leurs champs dévastés, sans repaires,

Et s’agenouilleront sur les os de leurs pères !

Il faut agir.

Un silence. Réfléchissant.

Pourtant on ne peut sans motif Frapper :

Il faudrait voir le rebelle offensif...

Il se rassied, sombre.

RUY GOMEZ DE SILVA.

Châtions aujourd’hui. Le roi le peut, qu’importe ?

La révolte demain sera mûre et plus forte...

Songez que jusqu’à vous, sire, elle étend ses fils...

Mouvement de Philippe.

Dans Madrid, ce matin même, les alguazils

Ont découvert et pris des faiseurs de libelles,

Rimeurs de quolibets aux gages des rebelles

Et qui nomment tous bas monsieur de Montigny...

PHILIPPE, avec colère.

Lui, le frère de Horn !

RUY GOMEZ DE SILVA.

L’ami de Coligny !

PHILIPPE, rêvant.

Sous quel prétexte agir !

À Ray Gomez, comme frappé d’une idée soudaine.

Le moyen que naguère

Employa Charles-Quint...

RUY GOMEZ DE SILVA.

Lorsqu’il voulut la guerre

Avec les Gantois...

PHILIPPE.

Oui.

RUY GOMEZ DE SILVA.

Quelqu’un d’audacieux

Qui, pour l’honneur du trône et la gloire des cieux,

Dans la Flandre envoyé saurait près des rebelles

Se glisser comme un frère et soulever Bruxelles ?

PHILIPPE.

C’est cela.

RUY GOMEZ DE SILVA.

La révolte ouverte, parlant haut

Le duc alors pourrait...

PHILIPPE.

Faire justice !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Il faut

Un nom, un homme sûr et d’une adresse telle...

PHILIPPE.

Il ne faut pour cela qu’un serviteur fidèle !...

RUY GOMEZ DE SILVA.

Mais s’il était perdu ? car le duc, sans pouvoir

Le sauver, s’il le prend, remplira son devoir.

PHILIPPE, froidement.

Pour que cette entreprise avec fruit soit conduite,

Si nous trouvons un pont, passons-y. Dans la suite,

Si quelque coup de vent fait qu’il soit renversé,

Ce nous sera grand deuil, mais nous aurons passé !

Apercevant Carmen qui paraît au fond de la scène avec le duc d’Alcala.

Carmen !

RUY GOMEZ DE SILVA.

La duchesse est belle !

PHILIPPE.

Oh ! moins que ta femme !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Sa Majesté ce soir est indulgente !

PHILIPPE, à part.

Infâme !

Faisant quelques pas pour aller vers Carmen, tandis que Ruy Gomez de Silva demeure pensif sur le devant de la scène.

L’homme est comme un beau lac éclatant et profond.

Qu’un caillou, dans sa chute, en atteigne le fond,

Des rides aussitôt viennent briser sa glace...

Et vous voyez monter la boue à la surface !

Il jette un coup d’œil de mépris sur Ruy Gomez et s’avance vers Carmen ; on les voit circuler l’un près de l’autre au fond de la scène. Le théâtre s’emplit peu à peu.

 

 

Scène III

 

RUY GOMEZ-DE SILVA, puis successivement, LE COMTE DE FERIA, LE DUC DE MEDINA-SIDONIA, DON ANTONIO PEREZ, LE MARQUIS DE PESCAIRE, DON MIGUEL DE LA CRUZ, LE BARON DE MONTIGNY, DON PEDRO DE MOYA, DON HERNANDO DE FRIAS

 

RUY GOMEZ DE SILVA.

Comme il l’aime !...

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA à Ruy Gomez.

Gomez, vous êtes soucieux ?

RUY GOMEZ DE SILVA, avec embarras.

Du tout.

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Regardez donc, quel accueil gracieux

Le roi fait à Carmen ?

RUY GOMEZ DE SILVA.

Oui, je vois...

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Quel étrange

Sourire vous avez.

RUY GOMEZ DE SILVA.

Vous vous trompez.

DON PEDRO DE MOYA.

Tout change,

Ici d’un jour à l’autre ; à la cour, tu sais bien,

Mon cher, qu’on s’endort : tout, qu’on se réveille : rien !

Avant peu, tu verras le duc d’Alcala : maître !

Il sera majordome et du Conseil !

LE COMTE DE FERIA.

Peut-être !

DON HERNANDO DE FRIAS.

Philippe aime Carmen, La raison en est là.

LE COMTE DE FERIA.

Elle aime son époux !

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Bah ! le duc d’Alcala !

Le ciel qui fait germer les roses sur les tombes

Aux murs des vieux donjons met les nids de colombes !

Rires.

LE COMTE DE FERIA.

La duchesse est honnête !

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Ah ! le mot malheureux !

Honnête ! quand le roi de vous est amoureux !

Le roi l’aime !!...

DON ANTONIO PEREZ.

Et Gomez est furieux !...

DON PEDRO DE MOYA.

Son âme

Désespère. Le roi ne veut pas de sa femme !

DON ANTONIO PEREZ.

C’est Carmen qu’il recherche.

LE COMTE DE FERIA.

Elle résistera.

DON ANTONIO PEREZ.

Elle a le cœur altier.

DON HERNANDO DE FRIAS.

Le roi la domptera...

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Une femme dit oui, quand c’est un roi qui l’aime !

En sa cour, son désir est une loi suprême ;

Éblouissant soleil, d’étoiles entouré,

Il tourne ses rayons vers l’astre préféré

Et l’étoile le suit, dans son orbe, entrainée !

La beauté qui l’attire est beauté condamnée.

Je ne veux pas citer ; mais, pudeur, chasteté,

Tout succombe à l’instant devant sa volonté.

La victime, d’ailleurs, prévenant le caprice

Va souvent d’elle-même au-devant du supplice. –

Quelque pure que soit madame d’Alcala,

Si le roi la désire, il la possède, il l’a.

Il circule.

DON PEDRO DE MOYA.

Qui peut l’en empêcher ?

LE MARQUIS DE PESCAIRE, entré aux derniers mots de Medina-Sidonia.

Un autre amour.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, entrant, regardant au fond le roi et Carmen.

Près d’elle !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, bas à don Miguel de la Cruz.

On dit que le duc d’Albe a pris la citadelle

D’Anvers.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, distrait.

Ah !

LE BARON DE MONTIGNY.

C’est le bruit qui circule à Madrid.

DON HERNANDO DE FRIAS.

Voyez le roi, messieurs !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, bas.

Quel deuil !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec rage, les yeux vers le fond du théâtre, tandis que Pescaire lui parle.

Elle sourit !

DON ANTONIO PEREZ.

Comme autour de Carmen toute la cour s’empresse !

LE BARON DE MONTIGNY.

Maîtresse d’un roi !

DON PEDRO DE MOYA.

C’est un titre !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, qui n’écoute pas Pescaire et regarde au fond. Avec rage.

Sa maîtresse !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, bas à Montigny.

Don Miguel me fait peur, Montigny.

LE BARON DE MONTIGNY.

Pourquoi donc ?

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Il aime éperdument Carmen d’Alcala !

LE BARON DE MONTIGNY.

Dont

Philippe est épris ?

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Oui !

LE BARON DE MONTIGNY.

Vous m’effrayez.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE DUC D’ALCALA, L’ÉVÊQUE DE CUENÇA

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, dans la même attitude.

Près d’elle

Toujours !

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA, entrant avec le duc d’Alcala.

Duc d’Alcala, je suis votre fidèle

Et sincère ami !

LE DUC D’ALCALA.

Moi de même.

À l’évêque de Cuença, qui passe causant avec Montigny.

Que le Ciel,

Évêque de Cuenca, vous tienne en paix.

Ils se saluent. Allant à don Miguel de la Cruz.

Miguel,

Qu’as-tu ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, comme réveillé, avec trouble.

Moi ? Rien !

LE DUC D’ALCALA.

Ta main ?

Il lui serre la main.

Quel est le rêve triste

Qui courbe ainsi ton front ? Pardonne, si j’insiste,

Mais dès que je te vois soucieux, absorbé,

Je crains pour ton repos. Quand ton père tombé

Au champ de Saint-Quentin, pour parole dernière

Me murmura ton nom, je compris sa prière,

Et pour qu’il pût dormir tranquille, je lui fis

Le serment solennel que tu serais mon fils.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, ému et embarrassé.

Et tu l’as bien tenu !

LE DUC D’ALCALA.

Je veux ton sort prospère.

Souviens-toi du serment que j’ai fait à ton père,

Si le malheur t’atteint jamais, enfant !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Merci !

Je te dois tout !

Ils descendent la scène ensemble.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, à Montigny.

Comment ! Vous partiriez d’ici,

Sans voir l’auto-da-fé ? Mais c’est manquer de zèle

Envers Dieu ! restez !

LE BARON DE MONTIGNY.

Non, on m’attend à Bruxelles

Dans deux mois.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Restez.

LE BARON DE MONTIGNY.

Non.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Il nous serait si doux

De vous, avoir !

LE BARON DE MONTIGNY.

Je pars.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, avec ironie.

Peut-être y serez-vous !

La scène se vide insensiblement.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE II, CARMEN D’ALCALA

 

PHILIPPE.

Vous êtes trop hautaine et vous êtes trop belle

Pour ne pas nous tenter, ô duchesse rebelle !

CARMEN.

Ainsi donc vous m’aimez ?

PHILIPPE.

Depuis bientôt six mois !

CARMEN, raillant.

Depuis avril !... Au cœur comme la feuille au bois

L’amour nait au printemps – pour mourir à l’automne. –

PHILIPPE.

Le mien vivra longtemps ! c’est le premier ! Personne,

Sachez-le, ne m’a fait tressaillir jusqu’ici !

CARMEN.

C’est flatteur !

PHILIPPE.

C’est tout ?

CARMEN.

Oui.

PHILIPPE.

Ne riez pas ainsi !

Auprès de l’être aimé, quand notre amour soupire,

Rien n’est plus douloureux, madame, rien n’est pire,

Rien n’est cruel autant que le rire moqueur,

Qu’une femme en jouant vous plonge dans le cœur !

CARMEN, avec moquerie.

Soit ! mais la reine, sire ?

PHILIPPE.

Elle n’est point jalouse.

CARMEN.

C’est la trahir !

PHILIPPE.

Elle est reine plutôt qu’épouse.

CARMEN.

Mais Dieu qui vous entend et qui vous punira ?

PHILIPPE, dévotement.

Je ferai tant pour lui qu’il me pardonnera !

CARMEN.

Alors, c’est sérieux ?

PHILIPPE.

Oui, duchesse, et vous faites

Du roi tous les pensers, les rêves et les fêtes !

CARMEN.

Mais je ne l’aime pas !

PHILIPPE.

Mais il t’aime, Carmen !

Et ne veut pas trouver d’obstacle en son chemin.

Que répondriez-vous s’il...

S’adoucissant au regard de Carmen.

Vous suppliait d’être

Moins cruelle pour lui ?

CARMEN.

Que le duc est mon maître !

PHILIPPE, avec rage.

Ah ! vous aimez quelqu’un !

CARMEN, troublée.

Oui, mon époux, le duc

D’Alcala.

PHILIPPE.

Ce seigneur jaloux, presque caduc !

Un cœur rigide et froid ! Allons donc !

CARMEN.

Que m’importe !

J’ai reçu pur le nom d’Alcala que je porte ;

Je dois le respecter.

PHILIPPE, galamment.

Ah ! duchesse, aimons-nous,

Et laissons de côté le nom de votre époux !

À son titre de duc si nous portons dommage,

D’un autre plus brillant nous lui ferons hommage...

Nous savons réparer l’honneur des courtisans.

CARMEN.

Sire, le duc n’est pas de ces vils complaisants

Dont la faveur s’accroît d’autant qu’ils sont infâmes

Et qui font leur renom de la honte des femmes !

PHILIPPE.

Enfin vous céderez !

CARMEN.

Jamais !

PHILIPPE, sardonique.

Il ne faut pas

Dire ce mot, lorsqu’on est femme ! Au premier pas

On peut tomber... La femme est l’arbre que la brise

Caresse en murmurant, mais qu’un coup de vent brise !

Son honneur, sa pudeur, sa chasteté dépend

Du temps qu’il fait, de l’air, du moindre oiseau qui fend

L’espace ! Sa vertu, c’est la fille ennuyée

Qui reste sage, tant qu’elle n’est point priée !...

Pour qu’une femme tombe et soit nôtre, il faut peu :

Un moment opportun, un chagrin, le ciel bleu

Qui lui parle d’amour, un mari, rien en somme !

Et, tenez, simplement la volonté d’un homme !

Il appuie sur la dernière phrase, regarde fixement Carmen et s’avance vers don Martin de Padilla qui, entré depuis quelques instants, attend.

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE II, RUY GOMEZ DE SILVA, DON MARTIN DE PADILLA, à gauche de la scène, un groupe formé de CARMEN, du DUC D’ALCALA, de DON MIGUEL DE LA CRUZ et du BARON DE MONTIGNY, au fond, foule de COURTISANS

 

RUY GOMEZ DE SILVA, au roi, présentant don Martin de Padilla.

Le grand prévôt.

PHILIPPE, à don Martin de Padilla.

J’écoute.

DON MARTIN DE PADILLA.

On conspire à Valsain,

Sire...

PHILIPPE.

Mon fils aussi !

DON MARTIN DE PADILLA.

L’Infant a le dessein

De passer en Brabant. Francisco de Salmone,

Ami de don Carlos et le nôtre, m’en donne

La nouvelle. Le prince aux Flamands a promis

Aide et secours.

PHILIPPE.

Mon fils parmi mes ennemis !

DON MARTIN DE PADILLA.

Alvarez par son ordre est parti pour Séville

Emprunter des ducats... On s’agite en Castille,

D’habiles partisans travaillent l’Aragon

Et des Grands sont gagnés, parmi lesquels, dit-on,

Montigny, l’envoyé du Brabant, et Pescaire !

PHILIPPE.

Nous les briserons tous !

DON MARTIN DE PADILLA.

Sire, que dois-je faire ?

Arrêter Montigny ?

PHILIPPE.

Non. Le favoriser !

Plus tard, nous frapperons. Il faut temporiser.

Laisse en paix Montigny. Sa haine est incapable,

Et pour le perdre enfin, je le veux très coupable !

Qu’on veille sur Carlos. Avant que de punir

Voyons le flot monter et l’ouragan venir,

Et, comme le tonnerre, attendons la tempête !

Monsieur de Padilla, ma volonté soit faite ;

Allez, n’oubliez pas surtout en agissant,

Qu’à tous, grand ou petit, noble ou prince du sang

Le roi fera justice égale et solennelle.

Don Martin de Padilla sort. Philippe se retourne, et apercevant le duc  d’Alcala qui baise les mains de sa femme, il les regarde tous deux ardemment et écoute.

DUC D’ALCALA, à Carmen.

Non, duchesse, jamais je ne vous vis si belle !

LE BARON DE MONTIGNY.

Vous avez l’air heureux, seigneur duc d’Alcala.

LE DUC D’ALCALA, désignant Miguel et Carmen.

Ma femme, mon ami, tout mon bonheur est là.

Je les ai près de moi dans mes heures de doute,

Et je rends grâce à Dieu, car il mit sur ma route,

Pour me faire marcher d’un pas plus affermi,

Le baiser d’une femme et la main d’un ami !

Il baise à nouveau les mains de Carmen, serre celles de Miguel.

PHILIPPE, à Ruy Gomez de Silva, d’une voix sourde, sans détacher ses yeux du duc d’Alcala, qui sourit et cause avec Carmen.

Eboli, tout à l’heure, à cette place même,

Jugeant le mal immense et le péril extrême,

Nous parlions d’envoyer dans les Flandres quelqu’un

Pour le bien de l’État !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Sire, c’est opportun !

PHILIPPE.

Plus que jamais ! Et toi, tu disais que cet homme

Qui partirait, devrait être un nom du Royaume

Et qu’il pourrait courir des dangers...

RUY GOMEZ DE SILVA.

C’est selon...

PHILIPPE.

Il en courra, te dis-je !

RUY GOMEZ DE SILYA.

Oui, sire.

PHILIPPE, regardant toujours le duc d’Alcala.

Il est bien long

Et peu sûr le chemin qui dans le Brabant mène,

Et le Ciel en sa main tient toute vie humaine !

RUY GOMEZ DE SILVA, à part.

Où veut-il en venir ?

PHILIPPE, de même.

Qui peut dire ici-bas :

Demain j’existerai ? Personne, n’est-ce pas ?

RUY GOMEZ DE SILVA.

C’est vrai.

PHILIPPE.

Notre envoyé là-bas peut être en butte

À des périls sans nombre, être pris dans la lutte

Par Albe, condamné sans qu’il soit défendu...

RUY GOMEZ DE SILVA, à part, comprenant la pensée du roi.

Le duc !

PHILIPPE, de même.

Il peut se perdre enfin !

RUY GOMEZ DE SILVA, au roi, simplement.

Il est perdu.

PHILIPPE, souriant.

Bien.

Appelant le duc d’Alcala.

Duc d’Alcala !...

LE DUC D’ALCALA, s’avançant.

Sire.

PHILIPPE, souriant.

Au fort de la mêlée

Naguère à Saint-Quentin, notre droite ébranlée

Par les troupes de Guise et de Montmorency,

Surprise, sur le point de se rendre à merci,

Pliait. Quand tout à coup, comme un preux des croisades,

Entraînant chef, soldats, sous les arquebusades,

Tu t’élanças et fis décider du succès ;

Car on dit, qu’en ce jour fatal au nom français,

Les vainqueurs tout meurtris ne durent l’avantage

Qu’au courage d’un seul !

LE DUC D’ALCALA.

Ah ! sire, ce courage

Combattait pour l’Espagne, aussi n’ai-je pas mis

En balance un instant mon sort et mon pays !

Castillan, je n’ai fait que mon devoir, en somme :

C’est tout que la patrie et ce n’est rien qu’un homme !

PHILIPPE.

Vous êtes un vaillant et de plus un cœur haut,

Dont nous avons besoin ! Sur l’heure, duc, il faut

Quitter Madrid !

LE DUC D’ALCALA.

Je pars.

PHILIPPE.

Il faut gagner Bruxelles !

LE DUC D’ALCALA.

Est-ce auprès de l’Infante, ou contre les rebelles

Que Sa Majesté daigne employer mon devoir ?

PHILIPPE.

Non.

LE DUC D’ALCALA.

Une mission ?

PHILIPPE.

D’honneur !

LE DUC D’ALCALA.

Puis-je savoir ?...

PHILIPPE.

Venez !

Ils sortent, suivis de Ruy Gomez de Silva. Le baron de Montigny s’éloigne. Musique au fond de la scène.

 

 

Scène VII

 

CARMEN D’ALCALA, DON MIGUEL DE LA CRUZ

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, timidement.

Nous sommes seuls...

CARMEN.

Ah !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je vous importune...

Adieu...

CARMEN, elle s’assied.

Restez.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Merci !

CARMEN, lui montrant un tabouret près d’elle.

Plus près...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Quelle fortune

D’être là sans témoins, madame, près de vous !

De pouvoir vous parler seul à seul ! Qu’il est doux

De s’arrêter une heure, une minute même,

Sous le regard béni de la femme qu’on aime,

Qui sourit, écoutant vos rêves radieux,

Tandis que par lambeaux un air mélodieux,

Comme un parfum lui vient en rumeurs étouffées !

CARMEN.

Poète !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Si j’avais la baguette des fées

Pourtant, du bruit royal, de la fête aux cent voix,

De ce bal, je ferais une forêt, un bois

Mystérieux, tranquille ; et, perdus dans son ombre,

Je ferais de nous deux, de moi, l’hidalgo sombre,

Et de vous, la duchesse au sourire distrait,

Un couple jeune et libre, et qui s’adorerait !

CARMEN, émue.

Tout beau, monsieur le comte, arrêtez-vous.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

J’oublie

Qui vous êtes, madame, et tout ce qui me lie !

Ah ! maudit soit le jour où mon cœur a frémi

En vous voyant passer au bras de mon ami !

Maudite soit trois fois la fortune cruelle

Qui m’a fait vous aimer et vous a faite belle !

Et que ne suis-je, hélas ! de ces gens que je vois,

Qui, sans respect, sans frein, sans scrupule, sans foi,

Devant toute vertu, cyniques font la roue,

Dont l’amour insolent, fangeux comme la boue,

S’étale en cette cour et bondit jusqu’à vous !

CARMEN, vivement.

L’amour du roi d’Espagne ! En seriez-vous jaloux ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je n’en ai point le droit, mais je le hais cet homme

Qui frappe nuit et jour, bras servile de Rome !

Ce défenseur de Dieu, du bien, de la vertu,

Qui les yeux vers le ciel et tout de noir vêtu,

Sur ses peuples saignants marche d’un pas tranquille,

Et qui commet le meurtre, en tenant l’Évangile !

Un silence. Il se promène avec agitation.

– Tenez ; vous ignorez ce que je souffre là

De honte et de dégoût, quand le duc d’Alcala,

Affectueux toujours et toujours si sincère,

M’attire dans ses bras et m’appelle son frère !

Vous en qui tout est pur, céleste, éblouissant,

Vous ignorez combien on souffre en trahissant !

Vous dont mes rêves fous n’ont point altéré l’âme,

Qui parfois en riez, vous ignorez, madame,

Ce qu’il entre de pleurs dans un mot adoré ;

Et de quels durs remords le cœur est déchiré,

Quand l’homme qu’on trahit lâchement, vous embrasse,

Et comme on se sent vil, quand l’âme n’est point basse !

CARMEN, émue.

Je vous plains !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, sombre.

Plaignez-moi ! J’ai besoin de pitié,

Car si depuis deux ans je manque à l’amitié

Du noble seigneur duc en convoitant sa femme,

Du moins je n’ai point fait, sans pleurs, métier d’infâme !

Votre hôte, votre ami, troublant votre repos

De perfides conseils, d’insidieux propos,

Je vous souffle tout bas l’adultère et le crime,

Près de mon bienfaiteur, dont j’ai fait ma victime !

De la part d’un soldat, d’un frère, d’un chrétien,

C’est une chose indigne ! Et pourtant... je sens bien

Que, pour un mot de vous, si vous disiez : « Je t’aime ! »

Je vous sacrifierais mes jours, mon honneur même,

Et que je donnerais, amant heureux et fier,

Mon corps au chevalet et mon âme à l’enfer !

Tant il n’est rien pour vous que mon amour n’affronte :

Je vous aime, et je suis au-dessus de ma honte !

CARMEN.

Puis-je vous condamner ? Vous luttez, je le vois.

Oh ! mon esprit comprend, quand j’entends votre voix,

Tout ce qu’a de profond une telle tendresse ;

J’en pressens la douleur, j’en devine l’ivresse,

Et si mon cœur battait, libre de son essor,

Comme vous, cher Miguel, peut-être plus encor,

J’aimerais d’une amour folle, aveugle, sacrée...

Mais mon âme dans moi vivante est enterrée,

Tout penser m’est cruel, et tout rêve, interdit :

Épouse d’Alcala...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec joie.

Sans lui !...

CARMEN.

Je n’ai rien dit !

Je suis femme du duc et ce seul titre impose,

Je vous laisse m’aimer, n’est-ce pas quelque chose ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oh ! laissez-moi toujours, madame, à vos côtés...

 

 

Scène VIII

 

LE DUC D’ALCALA, CARMEN, DON MIGUEL DE LA CRUZ

 

LE DUC D’ALCALA.

Je viens vous dire adieu, car je pars.

CARMEN.

Vous partez !

LE DUC D’ALCALA.

Pour la Flandre, ce soir.

CARMEN.

Vous me laissez ?

LE DUC D’ALCALA.

Sans doute.

CARMEN.

Comment ! ce soir ?

LE DUC D’ALCALA.

Le roi veut que je sois en route

Cette nuit.

CARMEN, vivement.

Retardez ce voyage... et demain...

LE DUC D’ALCALA.

Je tarde trop déjà. Donnez-moi votre main

Que je vous dise adieu, chère Carmen.

À part.

Qu’a-t-elle ?

Haut.

Votre front s’assombrit ! merci ! l’heure est cruelle,

Mais moins encor pour vous, madame, que pour moi !

CARMEN.

Dans quel but ce départ précipité ?

LE DUC D’ALCALA.

Le roi

M’envoie en mission près du duc d’Albe, en Flandre.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec émotion, au duc d’Alcala.

Toi dont le cœur est bon, garde-toi d’entreprendre,

Ou de favoriser, contre des malheureux,

Là-bas, quelque projet tragique et ténébreux !

LE DUC D’ALCALA.

C’est le Roi qui m’envoie et je dois me soumettre ;

Serviteur, j’obéis à la voix de mon maître,

Sans discuter des droits qu’il ne tient que du Ciel,

À genoux devant lui comme au pied de l’autel !

S’il fait mal, Dieu le juge et moi je me résigne.

Quel que fût son dessein, il me ferait un sigue

Que je l’accomplirais, sans remords, sans effroi. –

Crime ou non, le roi veut, j’obéis : c’est le Roi !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Pardon...

Un silence.

LE DUC D’ALCALA, à Carmen qui baisse la tête et semble plongée dans une rêverie profonde.

Adieu, Carmen, j’ai la tristesse en l’âme !

CARMEN, éclatant.

Vous ne partirez pas !

Mouvement de Miguel.

LE DUC D’ALCALA.

Y pensez-vous, madame ?

CARMEN.

Je veux que vous restiez !

LE DUC D’ALCALA.

Manquer à mon honneur ?

À mon devoir, non pas !

CARMEN.

Vous resterez, seigneur !

LE DUC D’ALCALA.

Je ne le puis, Carmen ! lorsque le roi, mon maître

M’honore d’une grâce et d’un péril peut-être !

CARMEN.

Ce départ, monseigneur, m’emplit l’âme d’effroi.

Vous allez de ce pas retourner vers le roi

Afin de décliner l’honneur qu’il vous confie...

Trouvez une raison, un mot qui justifie

Votre refus. Soyez ferme et hardi ; parlez

De vos services, duc, je vous en prie, allez !

LE DUC D’ALCALA.

Je ne puis.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part.

Que je souffre !

CARMEN.

Ah ! je vous en supplie !

LE DUC D’ALCALA.

La honte m’en empêche et mon devoir me lie.

Que penserait la cour, si je n’obéissais ?

Dois-je ne pas partir, don Miguel ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ va dire : oui, Carmen le regarde fixement.

Je ne sais !

CARMEN, au duc.

Il me donne raison !

LE DUC D’ALCALA, ému, lui prenant les mains avec tendresse.

Savez-vous bien, duchesse,

Que c’est sublime à vous de faire ainsi sans cesse

Sur le front d’un vieillard rayonner votre amour,

Comme un soleil couchant sur la fin d’un beau jour !

Autant qu’on peut aimer ici-bas, je vous aime ;

Mais je dois vous quitter.

CARMEN.

Si vous aviez le même

Amour qu’autrefois, duc, vous resteriez ici.

LE DUC D’ALCALA, résolument.

Adieu, c’est impossible !

CARMEN.

Alors je pars aussi !

LE DUC D’ALCALA.

Vous ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part.

Elle, partir !

CARMEN.

Oui !

LE DUC D’ALCALA.

Comment ? quitter l’Espagne

Avec moi ? cette nuit ?

CARMEN, rapidement.

Oui, je vous accompagne.

Je le peux, n’est-ce pas, comte de la Cruz ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Mais...

Elle le regarde fixement. Miguel baisse la tête.

Sans doute !

CARMEN, au duc.

Accordez-moi cette grâce, jamais

Prière ne fut plus juste ! votre âme est bonne.

Je ne veux pas enfin qu’ici l’on m’abandonne !

LE DUC D’ALCALA.

Vous m’effrayez !

CARMEN.

J’ai là comme un pressentiment

De malheur et de deuil ; et votre éloignement,

Si je ne partais pas, pourrait m’être funeste !

Je le sens, cette cour me perdra si je reste...

Je ne sais, je ne puis vous expliquer cela...

Mais il faut m’emmener, seigneur, duc d’Alcala !

LE DUC D’ALCALA.

Eh ! bien, soit !

CARMEN.

Merci !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part, avec douleur.

Dieu !

LE DUC D’ALCALA, à Carmen qui baisse la tête avec abattement.

Chassez cette tristesse,

Vous avez remporté la victoire, duchesse.

Vous partirez. Je vais en informer le Roi !

 

 

Scène IX

 

CARMEN D’ALCALA, MIGUEL DE LA CRUZ

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec une rage sourde et désespérée.

Vous êtes-vous, Carmen, jouée assez de moi ?

À plaisir m’avez-vous assez torturé l’âme ?

« Je vous plains » dites-vous. Et vous partez, madame.

Et, bien plus, sous les yeux de votre époux vainqueur,

Vous me consultez, moi, pour me briser le cœur !

CARMEN.

Au lieu de m’en blâmer, faites-m’en plutôt gloire !

Si je n’ai su chasser comme j’ai pu le croire,

Les transports violents dont mon cœur est empli ;

Si cherchant la vertu, le repos et l’oubli,

Je ne trouve qu’ardeurs, désirs coupables même ;

Si vous troublez ma vie, enfin si je vous aime !

– À présent que je pars, je le dis ! – aujourd’hui

Je ne peux plus rester, près de vous, sans appui !

Un jour je tomberais ! Souffrez que je dispute

Les lambeaux d’un honneur déchiré par la lutte !

Et puisque le salut se trouve sur mes pas,

Permettez que je parte ; et ne m’accablez pas,

Lorsqu’un devoir cruel, en cet instant suprême,

M’oblige d’implorer mon supplice moi-même !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Ah ! le ciel a sur vous versé moins de beauté,

Moins de grâce rêveuse et de sérénité,

En vos traits moins de charme, en vos yeux moins de flamme,

Qu’il n’a mis de pudeur loyale dans votre âme !

Partez, madame, adieu ! Des êtres tels que vous.

Sont faits pour être aimés en silence, à genoux !

Partez, mais partez vite ! À cette heure d’ivresse

Où sur un cœur joyeux descend votre tendresse,

Où mon amour est pris par le vôtre en pitié,

Je vois jure une sainte et constante amitié !

Quoi qu’il puisse advenir, ne voulant de gloire autre

Que monter mon honneur à la hauteur du vôtre !

CARMEN, avec émotion.

Que tout soit oublié. Monsieur le comte, adieu !

Elle lui donne sa main à baiser. Philippe paraît sur le seuil.

 

 

Scène X

 

CARMEN D’ALCALA, MIGUEL DE LA CRUZ, PHILIPPE II, LE DUC D’ALCALA, RUY GOMEZ DE SILVA

 

PHILIPPE, souriant.

Non pas, nous vous gardons ici, duchesse.

CARMEN.

Dieu !

Avec abattement. À part, regardant Miguel.

Qu’ai-je dit !!

PHILIPPE.

Vous restez.

Au duc d’Alcala.

Vous partirez sans elle :

C’est notre bon plaisir.

À Carmen.

Tout est deuil à Bruxelles,

Là-bas plus de soleil, plus d’Espagne, plus rien.

La Flandre est un tombeau !

Au duc d’Alcala.

Puis, duc, songez-y bien,

Elle court des périls si vous faites campagne.

LE DUC D’ALCALA.

Et n’en court-elle pas demeurant en Espagne ?

C’est à moi d’obéir, au roi de commander ;

Mais j’hésite, n’ayant pour la sauvegarder,

Personne ici !

PHILIPPE.

Ton roi ! Je la donne à la reine

Comme dame d’honneur.

LE DUC D’ALCALA, s’inclinant.

Sa Majesté m’entraine...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part.

Il part !

PHILIPPE, à Carmen.

Vous n’êtes plus, madame, à l’abandon.

CARMEN, à part, douloureusement.

Il me quitte, et Miguel se sait aimé !

LE DUC D’ALCALA, au roi.

Pardon,

Si du roi le sujet le plus soumis s’attarde.

PHILIPPE.

Cher duc, allez en paix.

Il lui donne sa main à baser.

RUY GOMEZ DE SILVA, au duc d’Alcala.

Seigneur, que Dieu vous garde.

Le roi se tourne vers Ruy Gomez ; le duc d’Alcala s’avance vers Carmen et lui baise les mains.

CARMEN, presque à voix basse et tremblante.

Oh ! revenez bientôt !

LE DUC D’ALCALA.

Adieu, n’ayez souci !

À Miguel de la Cruz, solennellement.

Pendant que je courrai les hasards loin d’ici,

Si le bienfait se grave en ton âme loyale,

Don Miguel, chaque jour, en ma maison ducale,

Jure-moi de veiller sur l’honneur de mon nom.

Je te laisse Carmen ; sans tache est mon blason ;

Jure-moi sauvegarde et dévouement fidèle,

Te donnant en ceci mandat, et devant elle !

CARMEN.

Qu’entends-je ?

LE DUC D’ALCALA, à Miguel de la Cruz.

Tu pâlis.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, après une grande hésitation, d’une voix émue.

Je te le jure !

PHILIPPE, au fond, à Ruy Gomez de Silva.

À quoi

Songe là don Miguel ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, atterré.

Veiller sur elle, moi !

Le théâtre s’emplit.

 

 

ACTE II

 

UN SALON CHEZ LA DUCHESSE D’ALCALA AU PALAIS DU ROI

 

Grande cheminée au premier plan à gauche. Porte, à droite, conduisant chez le roi, an premier plan, recouverte d’une tapisserie. Portes à droite et à gauche, dans les pans coupés. Grande fenêtre à vitraux au fond ; à gauche, an premier plan, une table et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, CARMEN

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, dans l’attitude de quelqu’un qui va se retirer, debout devant la table, en face de Carmen.

Ainsi vous consentez, madame, et tout à l’heure,

Nous nous rendons ici même, en votre demeure ?

CARMEN, souriante.

Oui !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Mes amis, aux yeux du monde et pour vos gens

Vous font une visite, et les plus exigeants

Ne verront dans le fait rien que de simple, en somme

Nous faisons notre cour à la duchesse ! Et comme

C’est l’heure où vous allez chez la reine, à son jeu,

Vous nous laissez seuls ?

CARMEN.

Oui. – Vous me demandez peu !

N’êtes-vous pas l’ami du duc ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, vivement.

Le plus sincère,

Le plus vraiment loyal qu’il ait sur cette terre !

Je vis pleurer ses yeux pour la première fois,

Le jour qu’il nous quitta ! – J’entends encor sa voix,

Elle était douce et grave, émue et solennelle :

« Jure-moi sauvegarde et dévouement fidèle ! »

Me dit-il. – Noble cœur !!... Je tiendrai mon serment !!...

CARMEN, détournant l’entretien.

Ces seigneurs, disiez-vous, viendront dans un moment ?...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui, duchesse.

CARMEN.

Et ceci, ce mystère, ce zèle,

Parce que notre reine a Ruy Gomez contre elle !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec embarras.

Simplement.

CARMEN, soupçonneuse.

C’est fort bien.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec effort.

Nous voulons renverser

Ce Portugais cruel, arrogant, et placer,

Près du roi, Feria qui penche pour la grâce,

Ami d’Élisabeth et Castillan de race !

CARMEN.

Et c’est l’unique but où tend votre entretien ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui, le seul.

Un silence.

Nous voulons sa chute. Son maintien

Au pouvoir nous irrite. On est las d’un tel homme

Qui transforme en bûcher immense le royaume !

CARMEN.

Ce seigneur arrivé ce soir des Pays-Bas,

Le vieux duc de Glyme est des vôtres, n’est-ce pas ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui. Mais à quel propos...

CARMEN.

Oh ! rien je vous assure.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Eboli tombera. Notre victoire est sûre !

Puisqu’ici mes amis peuvent se réunir,

Je me retire. Adieu. Je vais les prévenir.

Mon amitié pour vous, la vôtre pour la reine,

Auprès de ces derniers que leur dessein entraîne,

Sont de justes raisons pour admettre aisément

Cet entretien chez vous et votre empressement.

CARMEN, le retenant du geste.

Tenez, vous m’apaisez l’âme avec vos paroles !

J’avais peur ; vous savez comme nous sommes folles

Nous autres, qui n’avons de pensers que pour vous ! –

J’avais peur, cher Miguel, que votre rendez-vous

Ne cachât quelque plan ou quelque obscure trame

En faveur des Flamands...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, vivement.

N’ayez crainte, madame.

CARMEN, confiante.

Prenez garde, Miguel. Oh ! je tremble toujours

Depuis que je vous aime, et je compte mes jours

De joie avec terreur ; mon angoisse est profonde.

Le bonheur est si court et si rare en ce monde,

Qu’il semble, tant le sort est triste et rigoureux,

Qu’on offense le Ciel alors qu’on est heureux !

– Mais qu’il est bon pour nous, et que j’aime la vie !

Mon existence est faite au gré de mon envie !

Dire que c’est ainsi depuis bientôt deux mois !

Chaque soir vous venez, chaque soir votre voix

Toute pleine d’aveux vient caresser mon âme,

Et je laisse parler naïvement ma flamme,

Mes rêves, mon bonheur, mon amour enchanté,

Remis comme un dépôt à votre loyauté !...

Et que j’ai dans le cœur d’émotion divine,

Alors qu’en m’écoutant votre tête s’incline,

Et que votre regard interroge le mien,

Votre regard charmant, qui ne demande rien !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part.

Rien !!!

Un silence. Il s’apprête à se retirer.

CARMEN.

Quoi déjà, Miguel ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Ils m’attendent, duchesse.

Adieu.

CARMEN.

Vous reviendrez !... Faites-moi la promesse

Que je vous reverrai, ce soir, tout à l’heure !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui.

CARMEN.

Aujourd’hui !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, rêveusement.

Comme hier.

CARMEN, souriante.

Demain, comme aujourd’hui ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Qui sait ? Peut-être !

CARMEN, vivement.

Au moins, vous n’avez plus l’idée

De quitter Madrid ?

Un silence.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, presque à voix basse.

Si !... c’est chose décidée.

CARMEN, frappée au cœur.

Ah !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

De graves raisons...

CARMEN.

Je ne veux rien savoir.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Duchesse, tous les jours, n’est-ce pas trop nous voir ?

Vous dites-vous parfois que loin, hors du royaume,

Triste et songeant à nous, en Flandre, il est un homme,

Un ami qui m’a fait gardien de son honneur ?

Un silence. Il s’assoit.

CARMEN.

Que sert de vous rasseoir, on vous attend, seigneur.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, qui la contemple avec ravissement.

Je ne puis m’arracher de votre doux sourire !

Avant que de sortir laissez-moi vous redire

Que je vous aime, et sombre, et joyeux tour à tour,

Me perdre dans vos yeux où je lis tant d’amour !

Ah ! vous êtes ma foi contre tout ce qui raille

Et je n’ai qu’à toucher votre main qui tressaille

Pour sentir la raison se retirer de moi !

Dans tout mon être c’est un bonheur, un émoi

Qui ne tient pas du ciel, qui n’est pas de la terre ;

Comme un accablement, une ivresse, un mystère

Qui m’obscurcit la vue et me voile le jour,

Et ce serait la mort, si ce n’était l’amour !...

Voyant Carmen qui se détourne et jette les yeux sur un livre par contenance.

J’ai tort, n’est-il pas vrai, de tenir ce langage ?...

Pardonnez-moi, Carmen. Je manque de courage !

CARMEN.

Seigneur, on vous attend.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Que lisez-vous donc là ?

CARMEN.

Des vers.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, prenant le livre.

Vous permettez !... Lope de Rueda !

CARMEN.

Il vient de m’envoyer sa célèbre ballade.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, lisant.

« Lorsque la señora dans les nuits de Grenade... »

S’interrompant.

Demain, bal à la cour !

CARMEN.

Je m’y rendrai, je crois.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec ironie.

Cette fête est, d’ailleurs, un caprice du roi,

Pour vous éblouir.

CARMEN, avec moquerie.

Moi ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Vous, duchesse, qu’il aime.

Vous irez à ce bal ?

CARMEN, de même.

Certes et j’y serai même

Plus belle que jamais !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Le roi sera content.

CARMEN.

Je l’espère.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec colère.

Carmen !!...

CARMEN, froidement.

Vous lisiez à l’instant !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, lisant d’une voix troublée.

« Lorsque la señora, dans les nuits de Grenade,

« Écoute à son balcon monter la sérénade,

« Quand le vieil Alhambra resplendit argenté,

« À cette heure qui fait dans l’ombre solennelle,

« L’amoureux plus hardi, la beauté moins rebelle.

« Où le bruit des grelots s’éteint par la cité ;

 

« Quand minuit vient nouer mille ardentes étreintes,

« À l’heure où les amants saisis de vagues craintes,

« S’entretiennent tout bas, bien que non épiés,

« Où sortant du tombeau Boabdil le calife

« Erre sous les bosquets de son Généralife,

« C’est à cette heure-là que je suis à tes pieds !

 

« Je viens te dire : j’aime ! et de ton ottomane

« Tu m’écoutes, rêveuse ainsi qu’une sultane,

« Et, sans t’abandonner, forte de ta vertu !

« Tu souris au lion que tu tiens à la chaine...

« Ôte-moi ton amour et donne-moi ta haine !

« Car ce n’est plus cela que je veux, entends-tu ?

 

« Car ma race n’est pas la race des trouvères,

« Et mon amour ardent, dans mes chaudes artères

« Roule des flots de sang !... Vois-tu, ce que je veux,

« C’est longtemps dans mes bras t’adorer et t’étreindre,

« C’est, lorsque le bonheur soudain vient à s’éteindre,

« Dans tes beaux yeux mourants voir passer tes aveux !

 

« Je veux la nuit d’amour indomptable et farouche,

« Je veux voir ton baiser ivre, et cherchant ma bouche,

« Je veux voir ton beau corps tordu, crispé, ravi,

« Notre ivresse à tous deux folle, renouvelée,

« Et puis, mort, sur ton sein, la tête échevelée,

« Retomber épuisé, mais non pas assouvi !...

Ils se détournent l’un et l’autre, n’osant se regarder ; Carmen baisse la tête. Un silence.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, jetant le livre sur la table. Brusquement.

Ce livre est un poison !

Un silence.

Duchesse, à tout à l’heure !

CARMEN, émue.

Seigneur !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à part, sur le seuil.

Partons ! un jour de plus en sa demeure,

J’oublierais mes serments !...

Il sort.

CARMEN, résolue.

Tu resteras, Miguel !...

 

 

Scène II

 

CARMEN, seule, parcourant la scène fiévreusement

 

Que j’y trouve ma honte et qu’il soit criminel,

Mon amour avant tout ! lui seul est respectable !

Je veux qu’il reste ici, vertueux ou coupable !

J’avilirais mon nom et j’en mourrais, je croi,

S’il osait me quitter !... c’est lui qui vint à moi ;

J’étais calme en mon cœur, heureuse, satisfaite,

Cette strophe est supprimée à la représentation.

C’est lui qui m’entraina, je suis ce qu’il m’a faite !

S’il a tout oublié, mon âme se souvient !

Il ne partira pas... je l’aime : il m’appartient !

S’asseyant à la table et écrivant.

« À Votre Majesté de nouveau je rappelle

« Que depuis fort longtemps je sollicite d’elle,

« Pour Miguel de la Cruz, féal sujet, seigneur

« De haut renom, de plus, grand d’Espagne, un honneur

« À la cour, un emploi dans la garde royale

« Digne de sa naissance et de sa foi loyale. »

À part.

Par là je le-retiens !

« Sire, toujours, j’attend.

« Et vous disiez hier que vous m’aimiez pourtant. »

Elle frappe sur un timbre. Entre un page.

Porte au roi, de ma part.

Le  page sort. Miguel paraît par une porte latérale, suivi du marquis de Pescaire, du baron de Montigny, de don Hernando de Frias, de don Pedro de Moya.

 

 

Scène III

 

CARMEN, DON MIGUEL DE LA CRUZ, LE MARQUIS DE PESCAIRE, LE BARON DE MONTIGNY, DON HERNANDO DE FRIAS, DON PEDRO DE MOYA, MONSIEUR DE GLYME

 

LE PAGE, à Carmen, montrant les nouveaux venus.

Madame !

CARMEN, à Miguel.

Chez la reine

Je me rends, don Miguel...

Aux autres.

Messieurs !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, la regardant sortir.

Fière sirène !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins CARMEN

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Que l’esprit du Seigneur descende en ce conseil !

LE BARON DE MONTIGNY.

Nous sommes tous unis dans un dessein pareil ?

TOUS.

Oui.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

C’est la liberté des Flandres qu’on opprime

Qui va se décider devant monsieur de Glyme.

Réglons notre départ !

MONSIEUR DE GLYME.

Le sang coule là-bas !

Hâtons-nous.

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Il est temps !

DON HERNANDO DE FRIAS.

Nous avons des soldats.

De l’or.

LE BARON DE MONTIGNY.

Le droit pour nous.

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Un chef !

DON PEDRO DE MOYA.

La flotte est prête.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Nous pouvons fuir demain !

DON PEDRO DE MOYA.

Demain ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Pendant la fête

Du Pardo !

LE BARON DE MONTIGNY.

C’est cela !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Nous partons de Cadix,

Où l’Infant don Carlos nous trouve tous les six,

Et nous gagnons la Flandre où, si Dieu nous seconde,

Nous rejoignons Egmont, Horn et Sainte-Aldegonde.

MONSIEUR DE GLYME.

Comptez sur nous, messieurs. Le pays est à bout...

Vous trouverez la Flandre en armes et debout !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

À demain !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui, demain...

À part.

Oh ! le plus tôt possible !

DON PEDRO DE MOYA.

Le succès est douteux et le danger visible...

Faut-il précipiter un départ hasardeux ?

LE BARON DE MONTIGNY.

Vous hésitez, seigneur ?

DON PEDRO DE MOYA.

Je crains Philippe deux !

Quand l’Infant s’approcha, le roi tourna la tête

Hier au baisemain. C’est dans trois jours la fête

De Noël, songez-y ; c’est l’usage royal

Que le roi parte alors pour son Escurial,

Le roi n’est pas parti ! je crains...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, interrompant.

Rien n’est à craindre.

Le but est devant nous et nous allons l’atteindre.

DON PEDRO DE MOYA.

Si nous mourons en vain ?

LE MARQUIS DE PESCAPRE.

Nous mourrons noblement !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Notre mort restera comme un enseignement !

Que l’homme qui périt pour une cause utile

Se couche dans sa gloire et s’endorme tranquille :

Il devient immortel dès qu’il a succombé

Et n’est jamais si haut que lorsqu’il est tombé !

DON PEDRO DE MOYA.

Notre échec alourdit les chaînes de la Flandre !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, DON HERNANDO DE FRIAS, DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Partons demain !

DON PEDRO DE MOYA.

Il faut attendre encore !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Attendre !

Quand l’Inquisition couvre les Pays-Bas ?

Lorsqu’Albe s’assouvit, et ne se lasse pas ?

Quand les champs sont déserts et que les villes croulent ?

Attendre ! quand les jours et les deuils se déroulent ?

Le Brabant n’est-il pas suffisamment pourvu

De gibets, de bûchers et de bourreaux ?

MONSIEUR DE GLYME.

J’ai vu,

Et mes yeux pleins d’horreur en ont gardé l’image,

J’ai vu les lansquenets épuiser leur courage

Sur le peuple fuyant par la ville en troupeau !

J’ai vu, les bras liés, ma patrie au poteau,

Bruxelles au chevalet, Anvers à la torture,

Et la Flandre donnée aux corbeaux en pâture !

J’ai vu mettre au gibet, rompre sur l’échafaud

Tout ce que nous avions de meilleur et de haut ;

Le sang de nos enfants teindre et grossir nos fleuves

Et, dans les carrefours mornes, passer les veuves !

Au nom du Christ, j’ai vu fumer mille bûchers ;

Et quand le Duc passait suivi de ses archers,

Tout un peuple à genoux avec des pleurs de rage

Et nos beffrois domptés sonner notre esclavage !!...

Et par-dessus ces maux, d’autres plus grands encor,

Des citoyens gagnés par le Duc à pris d’or

Poussant la multitude au meurtre, à l’incendie !

À l’heure où la patrie est à terre et roidie,

Remuant la vengeance au cœur de l’opprimé,

Et l’émeute grondant, l’incendie allumé,

Disparaissant soudain dès qu’ils voyaient les piques

Des soldats espagnols poindre aux places publiques !!!

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Ah ! maudits soient ceux-là qui, pour leurs passions,

Par torrents font couler le sang des nations !

Maudits soient les tyrans, les flatteurs de la foule

Qui restent sains et saufs, quand leur pouvoir s’écroule,

Et qui, loin du péril, s’en vont épouvantés

Lorsque sur leur brasier se tordent les cités !! 

TOUS.

Partons !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

N’hésitons plus, frères ! quittons l’Espagne

Et que Dieu qui nous voit, juge et nous accompagne !

MONSIEUR DE GLYME.

La Flandre sera libre !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui, nous le jurons tous !

Tous étendent la main. En ce moment, un page entre, va droit à Miguel de la Cruz et lui présente un pli scellé d’un cachet rouge.

LE PAGE, à Miguel.

Madame la duchesse au comte de la Cruz !

LE BARON DE MONTIGNY, remarquant le cachet. À part.

Le sceau du roi !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, au page.

C’est bien...

Pâlissant, à lui-même, avec rage.

Ah ! duchesse fatale !...

Le page sort.

Aux seigneurs interdits, montrant sa nomination, avec une fureur contenue.

Messieurs ! on me fait chef de la garde royale.

Il jette sa domination sur la table.

MONSIEUR DE GLYME, à don Miguel, avec ironie.

Cette faveur, cher comte, arrive étrangement !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec hauteur.

Duc, je ne comprends pas !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, éclatant.

Dans un pareil moment,

C’est une trahison ! tu comprendras, peut-être !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Ah ! marquis, par ton sang !...

Le marquis de Pescaire et don Miguel de la Cruz tirent leur épée.

MONSIEUR DE GLYME, au marquis de Pescaire.

Vous battre avec un traître !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, désespéré.

Quoi ! me juger ainsi !

LE MARQUIS DE PESCAIRE, remettant son épée an fourreau, à monsieur de Glyme.

Duc, vous avez raison.

Aux autres.

Retirons-nous !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, leur barrant le passage.

Restez !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Fuyons cette maison !

LE BARON DE MONTIGNY.

Auprès de don Carlos, allons chercher asile ;

Car c’en est fait de nous si nous quittons la ville !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à tous, avec désespoir, leur barrant le passage.

Moi traître, moi félon !

MONSIEUR DE GLYME, froidement.

Venez.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, de même, avec autorité.

Restez ici !

Intact est mon honneur !!

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

La preuve ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, après une grande hésitation, froidement.

La voici !

À haute voix, écrivant.

« Moi, Miguel de la Cruz, vicomte de Cerdagne,

« En faveur des Flamands, contre le roi d’Espagne,

« Je jure aide et secours et vous donne mon sang,

« Trop payé si je suis utile en le versant.

Il enveloppe les conjurés d’un regard écrasant. Au marquis de Pescaire, lui tendant le billet qu’il vient d’écrire.

Toi, le premier par qui l’offense me fut faite,

Conserve cet écrit : c’est mon sang, c’est ma tête !

Le jour où tu croiras douter de mon honneur,

Livre-moi sans remords ; je le permets, seigneur !

Avec énergie, et prenant sa nomination sur la table.

J’accepte, maintenant, cette faveur insigne.

Pour partir attendez que je vous fasse signe ;

Le moment opportun, vous l’apprendrez de moi.

Bénissons ce destin qui me met près du roi !

Songez que désormais je suis gardien du maître ;

Ses actes, ses projets, je pourrai tout connaître ;

Au besoin je veux être, en mon zèle prudent,

Son courtisan servile et son plat confident !

Oui, par là notre cause en sera mieux servie !

J’aurai sa confiance, et je tiendrai sa vie !!!

Allez, maintenant !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Soit !!

Tous sortent, dominés par l’ascendant de Miguel de la Cruz.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, seul, frappant sur la table avec colère.

Elle seule a tout fait !

Je briserai quand même !!

 

 

Scène V

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, CARMEN

 

CARMEN, entrant, souriante.

Êtes-vous satisfait ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, ironique.

Mille grâces ! Je reste à Madrid !

Un silence. Il se promène avec agitation.

Donc, madame,

C’est vous qui m’empêchez de partir !

Éclatant.

Sur mon âme,

C’est indigne !

CARMEN.

Monsieur !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Et par là vous pensez

M’enchainer à vos pieds ! Ici, vraiment !...

CARMEN, avec douleur.

Assez !

Vous pouvez sur-le-champ, monsieur, quitter la place,

Je vais faire annuler par le roi cette grâce ;

De votre affection moi-même je m’exclus.

Vous êtes libre, allez, je ne vous connais plus !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Duchesse, écoutez-moi : l’heure est grave et suprême.

Je vous fuis à jamais ! Vous m’aimez, je vous aime,

Mais je dois à l’honneur de m’éloigner de vous,

Car un absent est là qui se trouve entre nous !

Car naguère j’ai fait une sainte promesse,

Un pacte solennel, plus haut que ma tendresse,

Auquel ce jour, tous deux, il faut nous immoler !

Un serment d’amitié qu’on ne peut violer,

Aussi sacré que ceux qu’on fait à sa patrie

Et qui plane au-dessus de toute raillerie !

CARMEN.

Je ne vous verrai plus ?

Signe négatif de Miguel.

À la cour ? À Madrid ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je vous éviterai ! Par moi-même proscrit

De ce seuil adoré, je me ferme la porte

Pour toujours !

CARMEN.

Pour toujours !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Si j’avais l’âme forte,

Romprais-je nos liens, m’enfuirais-je des cieux ?

Mais te voir chaque jour si belle sous mes yeux,

Être là, voir briller ton regard qui m’enivre,

T’aimer comme je t’aime, être aimé, presque vivre

Sous ton toit, et sentir mon cœur prêt à céder,

Quand j’ai reçu mandat de te sauvegarder,

C’est impossible ! Non !

CARMEN.

Ainsi tu m’abandonnes ?

Et je dois t’oublier ? Tu parles, tu raisonnes,

Toi ! Moi, je ne sais plus qu’aimer éperdument

Et tu me fais souffrir, Miguel, en ce moment !

Tu me fais expier durement ma faiblesse ;

Ah ! ce n’est pas ainsi que parlait ta tendresse,

Alors qu’à mes côtés tu venais autrefois !

Ce n’est point la vertu que conseillait ta voix.

Où donc est ton amour, Miguel ?...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Ma bien-aimée !

CARMEN, l’entourant de ses bras.

Renonce à ce projet dont j’ai l’âme alarmée.

Mon bonheur, c’est toi seul, rien que toi, tu le sais.

Que deviendrais-je, moi, si tu me délaissais ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec effroi.

Tais-toi !

CARMEN, à voix basse.

Nous serons forts !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je ne veux pas ta perte !

Quand la raison nous laisse une porte entr’ouverte,

Permets-moi d’échapper, chasse-moi de tes yeux,

Ton honneur à l’abri je t’en aimerai mieux !

L’amitié m’interdit...

CARMEN.

Vous voilà bien, vous autres !

Que vos lâches amours sont différents des nôtres !

Nous femmes, nous aimons follement, saintement,

Nous faisons de l’amour l’autel du dévouement

Où nous sacrifions devoirs, époux, patrie !

Où nous nous immolons avec idolâtrie !

Vous, votre cœur n’est mû que par la vanité ;

La femme prête à choir, votre orgueil contenté,

Vous pesez le forfait, vous mesurez la honte ;

Quand votre amour descend, votre honnêteté monte !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Mais mon serment au duc est un serment sacré,

Carmen, souviens-toi donc, j’ai juré ! j’ai juré !

Veux-tu me voir montrer une âme déloyale ?

CARMEN.

Non !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Éloigne-moi donc ou c’est chose fatale !

Si je restais ici, que pourraient nos efforts ?

Nous avons beau, crois-moi, jurer d’être forts,

Nos serments sont légers, nos promesses sont folles ;

L’amour emporterait bien vite nos paroles !

Un jour viendrait, une heure où tous deux nous serions.

Pris d’éblouissement ; vois-tu, nous faiblirions !

CARMEN, éperdument.

Eh bien !...

Avec honte, se cachant le visage dans ses mains.

Oh !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Adieu !

CARMEN, lui barrant le passage.

Non ! car ce serait infâme,

Après avoir brisé le repos d’une femme,

Égaré son esprit, terni sa pureté,

De fuir, en lui jetant le mot de loyauté !

Quoi ! j’avais le bonheur, la paix, la quiétude,

N’ayant point de remords, vivant sans lassitude,

Je voyais s’écouler des jours calmes et doux,

Dans le foyer paisible, à côté de l’époux,

Sans rêve dans le cœur, l’âme droite et candide,

Quand vous êtes venu comme un hôte perfide

Vous asseoir entre nous, vous glisser au foyer !

À mes yeux ignorants vous avez fait briller

Tout un monde nouveau ! Guettant l’heure propice,

Vous avez par vos soins capté l’âme novice,

Usurpé sa tendresse et faussé sa raison,

Et maintenant qu’elle a respiré le poison,

Lorsque rien du passé n’est debout dans moi-même,

Lorsque vous triomphez, alors que je vous aime,

Vous parlez de devoirs ! Ah ! tenez, c’est pitié

De vous voir invoquer l’honneur et l’amitié,

Vous dont le dévouement cachait l’espoir d’un crime

Et qui depuis deux ans me poussez à l’abîme !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je suis coupable, soit ! Je suis méprisable, oui !

Mais je cesse de l’être à compter d’aujourd’hui !

Lorsque je vous aimai, m’étiez-vous confiée ?...

Que ma tendresse meure et soit sacrifiée !

Il faut que je vous quitte et je vous quitterai !

CARMEN, affolée.

Vous reviendrez !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Jamais !

CARMEN, s’exaltant de plus en plus.

Eh bien ! je me perdrai !

Je roule sur la pente où vous m’avez jetée !

L’honneur de mon époux, l’amitié respectée,

Ce que vous protégez dans votre amour du bien,

J’anéantirai tout ! Vous n’aurez sauvé rien.

Je tomberai ! Voilà ce dont vous serez cause !

On m’aime, je suis belle, et vous verrez si j’ose !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Vous ne faillirez pas, je vous connais.

Se retirant.

Adieu,

Madame, adieu !!

Il sort.

CARMEN, courant sur ses pas.

Miguel ! mon bien-aimé !...

Elle se retourne et aperçoit le roi qui est entré sur les dernières paroles de Carmen, Atterrée, reculant et se cramponnant à la cheminée.

 Grand Dieu !!

 

 

ACTE III

 

Une galerie ouverte au palais du roi. À Madrid, Porte à gauche conduisant chez la duchesse. Porte à droite conduisant aux appartements du roi. Au fond, terrasse praticable contournant la galerie et fermée par un balcon à la moresque. Vue, à vol d’oiseau, de la ville. Le jour est à son déclin.

 

 

Scène première

 

DON ANTONIO PEREZ, LE DUC DE MÉDINA-SIDONIA, LE MARQUIS DE PESCAIRE, puis DON MARTIN DE PADILLA

 

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Albe a fait arrêter l’époux de la duchesse, Messieurs !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

C’est un propos de cour !

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Chez Son Altesse

Don Carlos, à l’instant, mon cher, on l’assurait,

En Flandre, paraît-il, là-bas, il conspirait

Lorsqu’Albe l’a fait prendre.

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Et Carmen le sait-elle ?

ANTONIO PEREZ.

Le roi veut qu’on lui cache avec soin la nouvelle.

DON MARTIN DE PADILLA.

Il l’adore toujours !

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Messieurs, je l’ai prédit.

Favorite du roi !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Si j’en crois ce qu’on dit,

Le dépit, l’abandon et quelque amour funeste

Ont poussé la duchesse...

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA.

Et minuit fit le reste !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Plus bas. Auprès du roi, je crois, elle est ici.

DON MARTIN DE PADILLA.

Ah !...

Avec intention.

Quel est donc celui qu’elle aimait ?

LE DUC DE MEDINA-SIDONIA, montrant Miguel qui entre, sortant de chez le roi.

Le voici.

Don Martin de Padilla va vers don Miguel de la Cruz ; les seigneurs, on partie, se dispersent et quelques-unes demeurent au fond de la scène, dont Pescaire qui observe.

 

 

Scène II

 

DON MIGUEL DE LA CRUZ, en costume de capitaine des gardes, DON MARTIN DE PADILLA, LE MARQUIS DE PESCAIRE et QUELQUES SEIGNEURS, au fond

 

DON MARTIN DE PADILLA, allant à Miguel de la Cruz.

Puis-je entrer chez le roi, monsieur le capitaine ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui. Pour l’heure, il est seul.

DON MARTIN DE PADILLA.

Est-ce chose certaine ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Puisque je vous le dis, monsieur de Padilla.

DON MARTIN DE PADILLA.

Pardon, mais on disait madame d’Alcala

Avec Sa Majesté.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Non.

DON MARTIN DE PADILLA, railleur.

Malgré la tendresse

Folle de notre roi pour sa belle maîtresse,

Pour l’Espagne espérons qu’on ne la verra pas

Pénétrer au Conseil et toujours sur ses pas.

Dans un mois quel chemin !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Oui !...

DON MARTIN DE PADILLA.

C’est de la démence.

Le roi n’écoute qu’elle et son règne commence.

Que sera-ce plus tard ! J’entre.

Il fait quelques pas pour entrer chez le roi. Revenant.

Au fait, aujourd’hui,

Vous l’ami d’Alcala, vous montez avec lui,

Vous êtes en crédit et tout à fait en grâce

Auprès du roi.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

C’est vrai.

DON MARTIN DE PADILLA.

Mes compliments ! Je passe.

Il sort. Don Miguel courbe la tête avec abattement.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS DE PESCAIRE, DON MIGUEL DE LA CRUZ

 

LE MARQUIS DE PESCAIRE, à part, regardant Miguel.

Quel supplice !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, allant à lui.

Pescaire !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Oui, j’entendais. Toujours

Cette femme !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Toujours ! Mais changeons de discours ;

Si tu sais ce que c’est que de voir renversée

L’idole qu’on portait si haute en sa pensée ;

Que de savoir aux mains d’un ennemi vainqueur

La femme que l’on aime, et, la rage en son cœur,

D’être là, de les voir se parler, se sourire,

Tu connais ma douleur. Je n’ai rien à te dire.

Un silence. Le marquis de Pescaire et don Miguel de la Cruz se serrent les mains avec une émotion douloureuse.

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Tu m’as fait demander ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec joie.

Le roi chasse demain,

Et c’est moi qui dois faire escorte au souverain !...

Que l’on brise les fers, que la Flandre respire !

Que Carlos désormais soit maître de l’empire !

Qu’on éteigne à l’instant, dans l’amour fraternel

Tous ces bûchers fumants qui nous cachent le ciel !

Libre soit l’univers, qu’on s’aime, qu’on pardonne,

Que le génie humain fertilise et rayonne !

Que le monde arrêté reprenne son élan...

– Demain, de mon poignard, j’immole le tyran !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Qu’il meure, je le hais !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Soit échec, soit surprise,

Hors Carlos, qui pourrait entraver l’entreprise,

Que nos amis soient là !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Je cours les prévenir.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Si tu doutes de moi, je t’en fais souvenir,

Songe que tu détiens quelques lignes fatales

Qui passant de tes mains entre les mains royales

Sont mon arrêt de mort !...

LE MARQUIS DE PESCAIRE, tire de son pourpoint un pli et le présentant à Miguel.

Douter de toi ! Voilà

Ta lettre, anéantis ! je le veux !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Garde-la...

Se retournant vers la porte du roi. À lui-même.

Puissent mes veux ardents, ma haine tout entière

Te faire trébucher, ô roi, dans ta carrière

Et glisser dans mon sang !

Au marquis de Pescaire.

Je le tuerai demain :

Si je dois rencontrer la mort sur mon chemin,

Dieu soit béni !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Quand c’est pour le droit qu’on succombe,

Frère, on ne descend pas, mais on monte à la tombe !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Mon cœur est déchiré, que m’importe le jour ?

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Ne songe qu’à ta cause et brise ton amour !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec amertume.

Ce que vous recherchez, vous autres, c’est la gloire !

– Un peuple à délivrer, l’espoir de la victoire,

L’horreur du nom royal, le deuil des Pays-Bas,

Voilà ce qui vous arme et pousse votre bras !

Moi, je poursuis deux buts et j’ai doublé ma haine.

Celui que va frapper ma vengeance prochaine

Ce n’est pas seulement le maître rigoureux,

L’oppresseur, le bourreau, le roi ! mais l’homme heureux,

Mille fois plus maudit, mille fois plus infâme,

Qui m’a pris la tendresse et le cœur d’une femme

Que j’aime d’un amour immense et sans égal !

Tu ne hais qu’un tyran, moi, je hais un rival !

LE MARQUIS DE PESCAIRE.

Ils se serrent les mains. Apparaît don Martin de Padilla.

On vient.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Adieu.

Don Martin de Padilla rentre et les regarde se presser les mains. Pescaire sort.

 

 

Scène IV

 

MIGUEL DE LA CRUZ, DON MARTIN DE PADILLA

 

DON MARTIN DE PADILLA, avec hauteur

Le roi, monsieur le comte, ordonne

Que l’on double la garde et qu’en Madrid on sonne

Le couvre-feu, sitôt le coucher du soleil.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, étonné.

Que se passe-t-il donc pour qu’un ordre pareil

Soit donné ?

DON MARTIN DE PADILLA.

Je ne sais. Et de plus il importe,

Le couvre-feu sonné, que personne ne sorte

De la ville.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Pourquoi ?

DON MARTIN DE PADILLA.

Monsieur, je vous transmets

La volonté du roi. Je me retire.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Mais

Me direz-vous...

DON MARTIN DE PADILLA, éludant.

Ma charge au palais me réclame.

Souffrez...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Expliquez-moi...

DON MARTIN DE PADILLA.

Mais j’ignore...

Paraît Carmen.

 

 

Scène V

 

MIGUEL DE LA CRUZ, DON MARTIN DE PADILLA, CARMEN

 

DON MARTIN DE PADILLA.

Madame

La duchesse, agréez mon hommage. Je suis

Votre humble serviteur.

Carmen répond à peine par un signe de tête, il s’incline profondément et sort Don Miguel de la Cruz veut le suivre. 

 

 

Scène VI

 

CARMEN, DON MIGUEL DE LA CRUZ

 

CARMEN.

Demeurez !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Je ne puis.

CARMEN.

Il faut que je vous parle.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Il faut que je m’éloigne.

CARMEN.

Par grâce, demeurez, seigneur. Si je témoigne

Le désir d’échanger quelques mots avec vous,

Ce n’est point que je veuille agiter entre nous

Un passé douloureux et presque éteint sans doute ;

C’est dans un but tout autre et plus grave.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

J’écoute.

CARMEN.

Je viens vous avertir qu’on surveille à la cour

Carlos et tous les Grands connus par leur amour

Pour les Flamands.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, dissimulant son trouble.

Eh bien, madame, que m’importe ?

CARMEN.

Je sais l’intérêt vif que votre âme leur porte.

Lorsqu’on vit près des gens on devine, seigneur,

Où penche leur tendresse.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Et ce qu’ils ont d’honneur.

CARMEN.

Soyez cruel ; c’est bien... Pourtant, je vous implore...

Ne vous hasardez pas, s’il en est temps encore,

Seigneur, dans un dessein dont le but est chanceux.

Il y va de vos jours ; Miguel, songez à ceux...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Qui m’aiment, n’est-ce pas ? Achevez donc, madame...

Et puisque vous savez si bien lire en mon âme,

Puisque quand vous parlez on vous écoute en haut,

Démêlez et livrez mes pensers, s’il le faut...

Un mot de vous suffit et ma perte est certaine.

CARMEN.

Monsieur.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Dénoncez-moi.

CARMEN.

Que vous avez de haine !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, faisant quelques pas pour sortir.

Ou que j’ai de pitié !

CARMEN, l’arrêtant an passage.

Miguel, est-ce bien toi ?...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, reculant, avec dédain.

Madame, songez-y, je ne suis pas le roi.

Le roi paraît à droite suivi de Ruy Gomez de Silva.

 

 

Scène VII

 

CARMEN, seule, montrant le roi qui descend par la droite

 

Et moi je resterais au pouvoir de cet homme !

C’est trop horrible, non !

 

 

Scène VIII

 

PHILIPPE II, RUY GOMEZ DE SILVA, CARMEN

 

PHILIPPE, entrant, à Ruy Gomez de Silva.

Monsieur le majordome,

Faites que pour la paix du Pontife romain

Une messe soit dite à Saint-Jacques demain,

Et que notre Maison assiste à cet office

Où nous serons aussi. Le divin sacrifice

Entendu, vous pourrez introduire au palais

L’ambassadeur du roi Charles neuvième. Allez.

Rony Gomez de Silva sort.

 

 

Scène IX

 

PHILIPPE II, CARMEN

 

PHILIPPE, rêvant, sans apercevoir Carmen.

Calvin mine la France ! il faut que je soutienne

Notre vieille ennemie ! Elle est fille chrétienne !

Et le Saint-Père veut voir ses enfants unis...

Il s’approche de Carmen et lui baise la main qu’elle se laisse prendre machinalement. Avec tendresse.

Pourquoi ce regard triste et ces traits rembrunis ?

A-t-on quelque regret, ou, du moins, un reproche

À faire à son amant, dis ?

CARMEN, froidement.

Non.

PHILIPPE.

Alors, approche.

Carmen reste immobile.

Qu’as-tu ? t’aurais-je fait quelque chagrin ?

CARMEN.

Aucun.

Elle se détourne.

PHILIPPE.

Tu m’évites pourtant ! je suis donc importun

Quand se tourne vers toi ma rêveuse tendresse ?

Est-ce donc mon destin d’évoquer la tristesse,

Et ne suis-je en ce monde, où tout vient m’assombrir,

Que pour souffrir moi-même ou pour faire souffrir ?

Dois-je, toujours, mon Dieu, voir le deuil sur ma route ?

Triste sort que celui d’un roi que l’on redoute !

Carmen, il faut m’aimer ! d’autres font leur chemin

Avec un compagnon, une main dans la main,

Moi, je vais seul ! Je souffre, et mon âme ignorée,

Plus qu’un autre, pourtant, voudrait sa part sacrée

D’amitié, de bonheur, de soleil et de jour !...

Carmen, il faut m’aimer, car j’ai besoin d’amour !

Je ne suis pas heureux ; autour de moi, regarde :

Mensonge, lâcheté, complaisance bâtarde,

Le vide ! Je ne vois, au bas du trône altier,

Pour amis que mes Grands, pour fils qu’un héritier !

Toute chose est sur terre à ma perte animée,

Et ce sont mes rigueurs qui font ma renommée !

CARMEN.

Le bonheur descendrait sur votre front princier

Si vous étiez parfois, sire, moins justicier !

Chaque grâce est pour vous une haine effacée,

Et le bienfait, d’ailleurs, fait douce la pensée.

PHILIPPE.

Être bon, doux, clément, quand le Sauveur divin

Est souillé par l’haleine immonde de Calvin,

Quand Guillaume et Marnix reprennent espérance,

Quand on conspire ici, quand mon frère de France

Entre le Châtillon et Condé se débat ?

Éteindre les bûchers, déserter le combat

Pieux, le devoir saint, alors que la Réforme

Partout lève sa tête insolente et difforme ?

Quand l’ombre de Luther sur Wartbourg plane encor,

Laisser parler, laisser écrire ? Lorsque l’or

D’Élisabeth soutient tous les plans de l’impie,

Et que dans Rome en deuil, notre Saint-Père,

Écoute avec effroi tout le Nord entonner

Des psaumes d’hérétique, être bon, pardonner ?

Mais ce n’est pas assez contre les âmes viles.

Du meurtre des enfants, du pillage des villes,

Des champs pleins d’ossements ! quand l’Église est en jeu

L’eau, le feu, les gibets, la hache, c’est trop peu !

Le bourreau devient saint, et quand c’est Dieu qu’il venge,

Ce qu’il a dans la main, c’est un glaive d’archange !

Je suis roi par le Christ et je règne pour lui.

Si je n’étouffe pas l’hérésie aujourd’hui,

Le monstre, que l’esprit de Luther fanatise,

Dans les siècles futurs étouffera l’Église !

Malgré son cœur haineux, Carmen, tu sais combien

J’aime Carlos, l’Infant royal, mon sang ! Eh bien,

S’il était infecté de l’hérésie infâme,

Je le ferais se tordre et râler dans la flamme !

Et loin de m’attendrir, on me verrait plutôt

Au bûcher de mon fils apporter un fagot !

CARMEN.

Sire, quand vous frappez, votre besogne austère

Ne donne rien au ciel en prenant à la terre !

Vous défendez mal Dieu quand vous persécutez !

Il abhorre le sang et, roi, vous l’insultez

Quand vous mettez la croix au pommeau des épées !

PHILIPPE, gravement.

Non ! tant de sang versé, tant de têtes coupées

Font la paix du Seigneur que j’offense souvent.

CARMEN.

Vous ?...

PHILIPPE, pieusement.

Le digne Cuenca, mon confesseur fervent,

Hier me disait encor : « Par un amour profane »

Mon fils, vous irritez le Ciel qui vous condamne ;

« Si vous ne voulez pas être en péché mortel,

« Redoublez, redoublez de zèle envers l’autel » –

Plus l’amant est épris, plus le roi terrifie,

Et c’est en châtiant que je me mortifie !

CARMEN, avec horreur.

Je fais couler le sang !

PHILIPPE, de même.

Après nos rendez-vous

Je retourne vers Dieu. Restant à vos genoux,

Mon cœur s’amollirait vite par la clémence ; 

Je deviendrais mauvais.

Avec amour, se rapprochant d’elle.

C’est une fête immense

Qui dans mon âme chante, ô Carmen ! Je vous vois,

Et je n’ai de désir, de volonté, de voix

Que pour vous adorer et non pas pour proscrire !

Je sens ma dureté fondre à votre sourire ;

Quand votre jeune front un peu pâle et charmant

Auprès du mien s’incline ainsi qu’en ce moment ;

J’entends comme un printemps, comme une aube vermeille

Comme un air oublié dans moi qui se réveille !

Les soucis du monarque à l’instant sont vaincus !...

Je revois mes vingt ans que je n’ai pas vécus !

Car, tout morne, j’arrive au bout de la carrière,

Et je ne laisse pas de jeunesse en arrière ! –

Mais tu n’écoutes pas, et ta pensée ailleurs

T’emporte loin de moi, vers des rêves meilleurs !

Parle !... que dit ton cœur ?

CARMEN.

Il dit que pour une heure

D’égarement, parfois toute une vie on pleure !

Qu’une fois dans le gouffre on n’en peut plus sortir,

Qu’on se cramponne en vain aux pleurs, au repentir !...

Pour remonter au jour, vers le devoir sublime,

La branche est trop fragile, on reste dans l’abîme.

Elle essuie une larme. Le jour tombe peu à peu.

PHILIPPE.

Une larme en tes yeux ! Fi !l les sombres pensers !

CARMEN.

Quand revient mon époux, monseigneur !

PHILIPPE, avec embarras.

Je ne sais.

CARMEN, à elle-même.

Sans lui, depuis trois mois !

PHILIPPE.

Cruelle !... En ma présence

Désirer son retour et pleurer son absence !

Nous le rappellerions, si l’on vous écoutait ?

CARMEN, vivement.

Non !

PHILIPPE, tendrement, à mi-voix.

Tu m’aimes donc ?

CARMEN.

Vous !

Elle baisse la tête et se détourne.

PHILIPPE, à part.

Toujours, elle se tait !

À Carmen.

Si tu le veux, ce soir, masqués à la moresque,

Sans suite, nous irons dans Madrid. La nuit presque

Enveloppe les monts ! Quelques heures encor

Et nous nous enfuirons ; guidés par l’astre d’or,

Nous irons où tu veux, sous les vieilles arcades,

Et, dans l’ombre, écoutant les douces sérénades,

Nous rirons des galants dont le cher désespoir

Fait gémir la guitare au pied du balcon noir !

Veux-tu ?

CARMEN.

Pas aujourd’hui.

PHILIPPE.

Si !

CARMEN.

Demain. Je suis lasse.

PHILIPPE.

Non ! ce soir !

CARMEN.

Laissez-moi !

PHILIPPE.

Je t’adore !

CARMEN.

De grâce !

PHILIPPE, avec une sorte d’effroi.

Vous me haïssez donc, madame, vous aussi !

La scène tout à coup s’emplit de hallebardiers ; devant eux, don Martin de Padilla. Philippe s’écarte de Carmen. Étonnement.

 

 

Scène X

 

PHILIPPE II, CARMEN, DON MARTIN DE PADILIA

 

PHILIPPE.

Monsieur de Padilla, que veut dire ceci ?

DON MARTIN DE PADILLA.

Que Dieu vient de sauver la couronne d’Espagne !

Les conjurés sont pris.

PHILIPPE.

Enfin !

CARMEN, à part, avec angoisse.

Ciel !

PHILIPPE, gravement.

Le droit gagne

Sa cause tôt ou tard. Parle !

DON MARTIN DE PADILLA.

Mes alguazils

Ont saisi Montigny, Frias, Glyme...

PHILIPPE.

Où sont-ils ?

DON MARTIN DE PADILLA.

Au Saint-Office, dans les prisons. Le Suprême

Tribunal réuni s’apprête, à l’heure même,

À les interroger.

PHILIPPE.

Padilla, tu fis bien.

DON MARTIN DE PADILLA.

Ce n’est pas tout.

CARMEN, à part.

Mon Dieu !

PHILIPPE, tristement.

Je sais ; ne me dis rien.

Debout. À part, avec douleur.

Mon fils, toujours mon fils !

DON MARTIN DE PADILLA.

Mais...

PHILIPPE.

Ne nomine personne.

Assis.

Ah ! le Seigneur m’éprouve et lourde est ma couronne !

Le trouble en mes États, les Gueux, le Vatican

Qu’il faut sauvegarder, les Maures, Soliman

Et ma propre maison contre moi conjurée !...

À don Martin de Padilla, avec autorité.

Qu’on respecte l’Infant ; sa personne est sacrée.

Nul ne peut l’arrêter, si coupable qu’il soit ;

C’est au Roi seulement qu’est dévolu ce droit.

Nous ne faillirons pas à cette tâche amère,

Et nous protégerons l’Église, notre mère !

À part.

Quand donc m’endormirai-je en mon Escurial ?

Quand donc sur mon tombeau, marchant d’un pas égal,

Les moines du couvent, sous les voûtes bénies,

Mains jointes, viendront-ils chanter leurs litanies !

Aux présents.

Qu’on me laisse.

Les assistants s’écartent avec respect. Don Martin de Padilla reste immobile et tire un pli de son pourpoint, Carmen fait mine de se retirer. À Carmen, affectueusement.

Restez, vous, mon dernier appui,

Duchesse.

Avec humeur, à don Martin de Padilla qui lui tend le pli qu’il tient.

Qu’est-ce encor ?

CARMEN, à part.

Dieu !

PHILIPPE, dépliant le papier.

Quel nouvel ennui ?

Palissant et regardant tour à tour Carmen qui l’observe.

Lisant : « Moi, Miguel de la Cruz, vicomte de Cerdagne,

« En faveur des Flamands, contre le roi d’Espagne,

« Je jure aide et secours et vous donne mon sang,

« Trop payé si je suis utile en le versant. »

Avec une colère sourde, à Carmen.

C’est votre protégé ! La trahison est claire !

DON MARTIN DE PADILLA.

On a trouvé ce pli sur monsieur de Pescaire,

Arrêté tout à l’heure au château.

CARMEN, à part.

Mes soupçons !

PHILIPPE.

Allons, messieurs les Grands veulent de nos leçons !

Nous leur en donnerons de terribles ! La tête

Leur pèse apparemment !

À don Martin de Padilla.

Qu’à l’instant on arrête

Le comte de la Cruz !

DON MARTIN DE PADILLA.

Il doit être au palais.

CARMEN, vivement.

Il a quitté Madrid, monsieur le prévôt !

DON MARTIN DE PADILLA.

Mais

Je viens de lui parler, madame.

PHILIPPE, à Carmen.

Un tel langage !...

CARMEN, troublée.

Le comte, ce matin, m’a mandé par son page,

Qu’il partait pour Burgos.

PHILIPPE, avec défiance.

Ah !

Un silence.

DON MARTIN DE PADILLA.

Le comte est ici.

CARMEN, balbutiant.

Je croyais...

PHILIPPE, près de Carmen, lai prenant la main.

Vous tremblez...

Elle se détourne. À don Martin de Padilla, durement et regardant l’impression que ses paroles produisent sur Carmen.

Monsieur, de tout ceci

Il ressort que l’on vient d’insulter la couronne

Que de Dieu nous tenons ; or çà, je vous ordonne,

En votre qualité de grand prévôt du roi,

De livrer ce rebelle au Saint-Office !

CARMEN.

Quoi !

La mort, sire...

PHILIPPE, vivement.

Comment, vous défendez cet homme ?

Un silence. Il regarde d’un œil terrible Carmen qui baisse la tête. À Padilla, avec intention, et observant Carmen. Même jeu que tout à l’heure.

Monsieur de Padilla, sur l’heure, je vous somme

De saisir mort ou vif le comte de la Cruz.

CARMEN, à part, se soutenant à peine.

Perdu !

DON MARTIN DE PADILLA.

J’obéirai.

PHILIPPE.

Sur l’heure, entendez-vous ?

CARMEN.

Sire !...

PHILIPPE, à Padilla.

Allez !

Don Martin de Padilla se retire.

CARMEN, tombant assise, presque défaillante.

Plus d’espoir !

PHILIPPE.

Dieu du ciel, elle l’aime !

Apparaît sur le seuil Ruy Gomez de Silva, suivi du conseil de Castille. Contenant sa colère, avec dignité aux présents.

Maintenant arrêtons l’Infant Carlos nous-même !...

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CARMEN, seule

 

C’en est fait de Miguel ! Cet homme a tout compris.

Le sauver ! Mais comment ? Le sauver, à tout prix !

Tombant à genoux.

Ô mon Dieu ! frappe-moi d’une épreuve nouvelle !

Ce n’est pas lui, Seigneur, c’est moi, la criminelle !

Double mon désespoir, comble mon déshonneur !

Flétris-moi, brise-moi, mais sauve-le, Seigneur !

Se relevant avec désespoir.

Hélas ! hélas ! qui sait ? si déjà le supplice !...

Paraît Miguel.

 

 

Scène XII 

 

CARMEN, DON MIGUEL DE LA CRUZ

 

CARMEN, se détournant et apercevant don Miguel. Avec un cri de joie.

Miguel !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Madame !...

CARMEN, éperdue.

Fuis !... Échappe au Saint-Office !

Vous êtes découverts !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec désespoir.

Mes pauvres compagnons !

CARMEN.

Pescaire, Montigny, Frias sont aux prisons !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Peut-être à la torture !!... Ô ma haine sacrée !

Les autres ?

CARMEN.

Je ne sais.

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Leur perte est assurée

S’ils restent dans Madrid... Il faut les avertir !

On entend sonner le couvre-feu. Le jour baisse de plus en plus.

Impossible pour eux maintenant de sortir !

Le couvre-feu !!!

CARMEN.

Va-t’en, car on est sur ta trace !

Miguel, ils vont venir ; fuis par là, l’heure passe...

Ou plutôt non ; j’ai tort ; chez moi tu seras mieux,

Viens, je te cacherai, dans l’ombre, à tous les yeux,

Et quand le ciel aura dissipé la tempête,

De là nous pourrons fuir, gagner quelque retraite.

Viens, nous serons tous deux, sans témoin...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec rage, l’écrasant du regard.

Et le roi !!!

Taisez-vous ! taisez-vous ! Femme d’enfer, tais-toi !

Ne viens pas réveiller ma haine qui sommeille !

Quoi donc ! Est-ce ta voix qui sonne à mon oreille ?

Duchesse, est-ce bien toi qui viens me supplier ?

Tu l’oses !!... Si tu crois que je puisse oublier

Et te suivre, bannis l’espoir que tu caresses !

Entre la mort et moi vainement tu te dresses,

Mon trop loyal amour, de ton âme incompris,

Dans mon cœur a croulé d’horreur et de mépris !

CARMEN.

Oui, je suis avilie, et ta fureur m’est due !

Mais ce sont tes dédains enfin qui m’ont perdue ;

Folle, dans l’abandon, que pouvais-je ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Souffrir !

CARMEN.

Eh ! n’ai-je pas souffert ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Tu ne peux m’attendrir !

CARMEN.

Je te résisterai ! Ma tendresse est plus forte

Encore que ta haine ! Ah ! parle ! Que m’importe !...

Tu fuiras... Malgré toi je sauverai tes jours !

Car c’est moi qui te frappe, et tu m’aimes toujours !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec une ironie amère.

Je t’aime, m’as-tu dit ? Ah ! jamais bouche folle

N’a jeté sous le ciel plus fatale parole !

Je t’aime ! Ah ! redis-le pour m’apprendre à mourir,

Avec un front riant je veux pouvoir périr !

Aussi bien il est dur de quitter cette vie,

Alors qu’on sent frémir son âme inassouvie ;

Par ce vent tiède et doux, sous ce ciel, près de toi,

On pourrait hésiter ! je t’aime, dis-le moi !

CARMEN.

Mourir ! Tu vas mourir ! Mais non, c’est impossible ;

Et tu ne peux pas être à ce point inflexible !

Le désespoir t’égare, oh ! par pitié, suis-moi,

Je t’offre le salut, je t’implore pour toi !

Vois, je suis à tes pieds ; mon repentir éclate !

Nous allons fuir ! Réponds. Oh ! fuir en toute hâte !

Dans quelque asile sûr abriter notre amour,

Bien loin ! J’ai tant souffert, vois-tu, dans cette cour !

Depuis quelques instants la nuit s’est faite. La lune est au ciel, et les maisons de la ville s’éclairent dans le lointain.

DON MIGUEL DE LA CRUZ, ému.

Tu me parles d’amour et tu veux que je vive !

Qu’ai-je donc ici-bas qui m’attache à la rive.

Et que me reste-t-il de tout ce que j’aimais ?

Quoi !l parce que tu viens, plus belle que jamais,

Troubler par tes sanglots ma douleur qui repose,

Me faut-il trahir tout, ton époux et ma cause,

Oublier mes amis, aux douceurs de ta voix,

Quand tu n’es même plus la Carmen d’autrefois ?...

Non !... le rêve est éteint el notre amour est morte !

Tu n’es plus assez digne, assez pure, assez forte,

Pour pouvoir aujourd’hui m’entrainer sur les pas !

Laisse donc faire Dieu qui marque mon trépas,

Puisque je ne saurais, sous le coup qui m’accable,

Que vivre malheureux ou t’adorer coupable !

CARMEN.

Mais sais-tu qu’on n’aura nulle pitié pour toi ?

C’est peut-être au bûcher que te livre le roi !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Que m’importe mon corps, je prends soin de mon âme !

Je ne veux pas laisser une mémoire infâme !

Je préfère la mort, le feu, mille tourments,

À l’opprobre éternel de trahir mes serments !

CARMEN.

Eh bien ! suis ton dessein et que rien ne t’arrête !!!

Tu n’oses faire un pas et détournes la tête !

Malgré tout, tu le vois, notre sort est lié !

Fuyons, romps tes serments ! l’as-tu donc oublié :

Hors l’amour, tout est faux, tout est vain dans ce monde !

Vois la terre et les cieux ; regarde, cherche, sonde,

Interroge la nuit, interroge le jour,

Que trouves-tu ? L’amour au fond de tout ! l’amour !

– Que ta pitié m’entende et que ton cœur décide,

Crois-tu que je consente à pareil suicide ?

Crois-tu que moi, vivante, on t’attache au poteau,

Que, les bras enchainés, sous le san-bénito,

Je te verrai passer d’un cil calme et stoïque,

Trainé comme un relaps sur la place publique,

Au son du glas funèbre au milieu des clameurs

De tout un peuple ? Non ! Ou, si tu meurs, je meurs !!!

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

C’est mal, ce que tu dis, tu troubles mon courage !

CARMEN.

Fuyons, Miguel, fuyons !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Tu m’offres en partage

La honte et la douleur ; laisse-moi.

CARMEN.

Ton bonheur

Peut renaître !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

Trop tard !

CARMEN.

Fuis !

DON MIGUEL DE LA CRUZ.

C’est le déshonneur !

CARMEN.

Crois-tu que par ta mort ta cause soit servie ?

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec désespoir.

Ah ! ne me donne pas les regrets de la vie !

CARMEN.

Je ne puis pourtant pas, moi, te laisser périr !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, tombant assis, sanglotant.

Humaine lâcheté ! je ne sais pas mourir !

CARMEN, aux rayons de la lune, à genoux, se cramponnant à lui avec amour.

Tu ne peux renier ce que ton cœur adore !

Regarde ta Carmen ; suis-je pas belle encore ?

N’ai-je plus cette voix qui savait te charmer ?

Vois, Madrid se repose et vient de s’allumer.

L’astre des nuits sur nous comme autrefois rayonne,

C’est l’heure des amours, c’est l’heure où l’on pardonne !

Quand tu m’aimes, mourir, n’est-ce pas criminel ?...

Souviens-toi du passé, rappelle-toi, Miguel !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, la repoussant.

Duchesse d’Alcala, mon honneur se rappelle

Une promesse au duc, et j’y mourrai fidèle !

CARMEN, affolée.

Tu veux donc me laisser à ce roi que tu hais !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec un cri terrible.

Malheureuse !...

CARMEN, avec joie.

Eh bien, fuis, emmène-moi !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, d’une voix étranglée.

Jamais !

CARMEN, l’entourant de ses bras, caressante.

Insensé ! Ton regard s’illumine et s’enfièvre.

Tu veux vivre !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, avec prière.

Non ! non !! – C’est l’enfer que ta lèvre !

Oh ! ne m’approche plus !

Une ronde de nuit passe au fond de la scène.

CARMEN.

Des gardes !

MIGUEL, avec joie, s’élançant.

Enfin !

CARMEN, l’arrêtant.

Dieu !

Tais-toi ! Je t’aime !...

Elle le tient entre ses bras, dans l’ombre, tandis qu’au fond de la scène passe la ronde. Ivre de joie.

Ils sont passés ! Fuis !

DON MIGUEL DE LA CRUZ, s’arrachant de ses bras.

Que le feu

De l’Inquisition dévore mes entrailles !

Que je sois déchiré par les rouges tenailles !

Quand je vois mon tombeau s’entr’ouvrir radieux,

Tu n’empêcheras pas que j’y coure à tes yeux !

Une autre ronde, en sens inverse de l’autre, traverse la scène. Dès Miguel s’élance et se fait reconnaître.

 

 

Scène XIII

 

CARMEN, DON MIGUEL DE LA CRUZ, UNE RONDE DE NUIT, DON MARTIN DE PADILLA

 

CARMEN, éperdue, courant à don Miguel de la Cruz.

Miguel !...

DON MIGUEL DE LA CRUZ, à don Martin de Padilla qui commande la ronde.

Je suis celui que l’on cherche à cette heure.

DON MARTIN DE PADILLA, prenant une lanterne des mains d’un soldat et l’élevant à la hauteur de Miguel.

Le comte de la Cruz !

CARMEN, dans l’ombre, éperdue.

Je ne veux pas qu’il meure !...

Miguel de la Cruz rend son épée à don Martin de Padilla.

 

 

ACTE IV

 

L’oratoire du roi. Portes à droite et à gauche au premier plan. À gauche, au deuxième plan, dans un pan coupé, fenêtre gothique. Porte au fond s’ouvrant sur une galerie. À gauche, au premier plan, prie-Dieu surmonté d’un triptyque. À droite, un grand fauteuil et une table.

 

 

Scène première

 

PHILIPPE II, L’ÉVÊQUE DE CUENÇA

 

PHILIPPE, vers la fenêtre, montrant la place.

Regarde, le bûcher sur la place est dressé.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, impassible.

Je l’ai vu.

PHILIPPE.

L’échafaud est auprès.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Je le sais.

PHILIPPE.

Ils s’étaient révoltés au profit de l’impie.

Es-tu satisfait ?

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Oui.

PHILIPPE.

Que leur crime s’expie !

On entend le glas.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

C’est la cloche des morts qui sonne et qu’on entend.

Mon frère, signons-nous !

Ils font le signe de la croix.

PHILIPPE.

Le bourreau les attend.

C’est dit ! Ils vont passer leurs minutes dernières

Au milieu des tourments.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, vivement.

Au milieu des prières !

PHILIPPE.

Qu’ils meurent ! Dieu le veut. – Mon père, réponds-moi.

As-tu pleuré parfois en voyant devant toi

Les patients périr au poteau, dans la flamme ?

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Souvent.

PHILIPPE, surpris.

Ah !

L’ÉVÊQUE DU CUENÇA.

Bien souvent ; j’eus la pitié dans l’âme ;

Mais je me roidissais et j’essuyais mes yeux,

Car leur douleur faisait la victoire des cieux.

PHILIPPE, avec soumission.

Je les verrai mourir.

Un silence.

Mais de lui, que ferai-je ?

Cet insensé qui fut l’appui du sacrilège,

Dois-je aussi le livrer au bûcher, lui ? 

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Qui, lui ?

PHILIPPE, à voix basse.

Mon fils.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA.

Il est coupable.

PHILIPPE.

Es-tu sourd aujourd’hui,

Ou ne comprends-tu pas la douleur qui m’accable ?

Je parle de Carlos, mon fils !

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, impassible.

Il est coupable !

PHILIPPE, terrifié.

Sacrifier mon fils ! moine, serait-ce bien,

Cela ?

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, simplement.

Dieu n’a-t-il pas sacrifié le sien ?

PHILIPPE.

Va-t’en ; retire-toi... tu veux perdre mon âme.

L’ÉVÊQUE DE CUENÇA, sur le seuil, sortant.

Vous me rappellerez.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE II, seul, tombant à genoux devant l’autel

 

Oh ! ce serait infâme,

N’est-il pas vrai, mon eu, de suivre un tel conseil

Et tu n’as pas besoin d’holocauste pareil !

J’ai toujours obéi, j’ai frappé sans relâche ;

Comme un Jéhu nouveau, j’ai fait ma triste tâche ;

Mais laisse-moi mon fils et je te bénirai !

Se relevant.

Il est coupable, soit ! mais je l’épargnerai !

Je pouvais l’arrêter sur la pente du vice,

Et je ne l’ai pas fait ! Livrer au Saint-Office

Le sang de Charles-Quint, mon enfant bien-aimé ? –

De mon zèle envers Dieu j’avais trop présumé !

La prison, non la mort !

Il se promène avec agitation.

J’ai la tête lassée ;

J’étouffe ; cette nuit, en prières passée

M’a brisé...

Allant à la fenêtre et l’ouvrant.

Le beau ciel !...

Avec une rêverie profonde.

Ils vont mourir !... Le vent

Apporte des parfums et le soleil levant

Jette ses rayons d’or sur les fenêtres closes.

L’air pur !... Ils vont mourir !... Là-bas je vois des roses ;

Tout sourit ; qu’il fait bon de vivre, ce matin !

En ce moment, qui sait ? par la brume, au lointain,

Horn et d’Egmont, devant le peuple de Bruxelles,

Tendent le cou !... Ce toit est couvert d’hirondelles ;

Sous mes yeux, une mère au regard étonné,

En son berceau balance un enfant nouveau-né...

Ils vont mourir ! La douce et fraiche matinée !

Comme le ciel est bleu ! – L’étrange destinée !

S’enfoncer dans la nuit par un soleil si beau,

Et descendre au cercueil en face d’un berceau !...

S’écartant de la fenêtre.

Mais ne les plaignons pas ceux qui quittent ce monde.

Es-tu vie ou chaos, mort ? – Énigme profonde !

Est-ce bien le néant qu’on rencontre là-bas ?

Qui sait ? si, plus parfait, l’homme ne renaît pas ?

Ne peut-on subsister au delà de notre être ?

Ceux, que nous croyons morts sont les vivants peut-être ;

Et, qui sait ? auprès d’eux, si nous, vêtus d’un corps,

Qui sait ? si nous vivants ne sommes pas les morts ?...

Chassant sa rêverie.

– Assez ! penser ainsi, c’est mal : ma foi divine

Mourrait !

Il se retourne et aperçoit Carmen.

 

 

Scène III

 

PHILIPPE II, CARMEN

 

CARMEN.

Le roi veut-il m’entendre ?

PHILIPPE, se contenant.

Je devine

Pourquoi dès le matin vous venez me trouver.

Vous, osez accourir ici pour le sauver !

Un silence.

Les ennemis du Ciel et ceux de la Couronne,

Dans un auto-da-fé que la Suprême ordonne,

Vont, par ordre du roi, rendre leur âme à Dieu,

À votre ami, pour vous, je fais grâce du feu...

Les comtes de la Cruz sont d’illustre famille ;

Il a droit au couteau comme Grand de Castille,

Et son billot sera recouvert de velours.

CARMEN.

Mais je veux son pardon !...

PHILIPPE, éclatant.

Inutile recours !

Il mourra, vous l’aimez ! il mourra, par la hache !

CARMEN.

Je l’aime, monseigneur ?... Mais quel lien m’attache

Au comte de la Cruz, si ce n’est l’amitié ?

PHILIPPE.

Pour lui, n’espérez pas, madame, de pitié !

Il mourra. ! Je l’ai dit... Sa mort est résolue...

Ainsi, toute prière est vaine et superflue !

CARMEN.

Votre cœur ne peut pas m’être si tôt fermé,

Sire ; pitié pour lui, sire, il n’est point aimé !

PHILIPPE.

Que m’importe ! il vous aime, et là serait son crime,

S’il n’était condamné par arrêt légitime !

CARMEN.

Oh ! sire, il va mourir ! Grâce, grâce à genoux...

Soyez clément ; pitié, sire !

PHILIPPE, terrible.

Relevez-vous !!!

Vos cris et vos sanglots sont contre lui des armes ;

C’est vous qui le tuez, madame, avec vos larmes !

CARMEN.

Miséricorde !...

PHILIPPE.

Non !

CARMEN, montrant le crucifix.

Au nom du Dieu sacré !

PHILIPPE.

Il demande sa mort !

CARMEN.

Vous, rival préféré,

Vous êtes sans merci !

PHILIPPE.

Que l’arrêt s’accomplisse !

Quels que soient les tourments qui feront son supplice,

Il meurt pleuré de vous !... C’est un sort fortune !

CARMEN.

Jaloux de lui ? Pourtant, je vous ai tout donné.

Tout livré, mon honneur, mes chastetés de femme,

Les fiertés de mon cœur !

PHILIPPE.

Oui, tout, excepté l’âme !

Car je n’ai dans mes bras, malgré tout mon amour,

Qu’un fantôme de vous !... je vous vois chaque jour,

Plus pâle, plus fiévreuse, à mes côtés assise,

Et cependant jamais je ne vous ai surprise

Fiévreuse de ma fièvre et pâle de mes nuits !

Vous dérobez, pliée en vos secrets ennuis,

Un chagrin qui vous mine, un regret qui vous tue !

Je suis votre remords ; vous fuyez à ma vue !...

Comme un objet d’horreur j’apparais à vos yeux,

Et lorsqu’à vos genoux je tombe radieux,

Je ne rencontre en vous qui blêmissez de crainte,

Que caresse soufferte et que lèvre contrainte !

Osez me démentir !

Carmen baisse la tête. Un silence.

Elle se tait, se tait !!

Une autre parlerait, une autre répondrait

Quelque chose, un seul mot pour apaiser mon âme !

Une autre vous dirait : c’est faux !... une autre femme

Pour emporter d’ici la grâce qu’il lui faut,

Afin de dérober cet homme à l’échafaud,

Mentirait, se ferait humble, tendre et fidèle ;

Mais elle, elle se tait impassible et cruelle !!

Pour l’autre, elle pleurait ! pour l’autre, le sanglot,

La prière, les cris !... pour moi, rien ! pas un mot !!

Un silence. Il va et vient avec fureur.

Me torturer ainsi, madame, c’est infâme !

Carmen reste froide et muette.

Oh ! moi ! Philippe deux, brisé par une femme !

Moi, dont le nom remplit les deux mondes d’effroi,

Son jouet !...

Sourdement et terrible.

M’aimez-vous ?

CARMEN.

Ai-je à l’apprendre au roi ?

PHILIPPE.

Oh ! ma tête se perd et le doute me ronge !

Répondez ! m’aimez-vous ?

CARMEN, contrainte.

Oui.

PHILIPPE.

Mensonge ! mensonge !

Qu’il meure donc !...

CARMEN.

Cruel !

PHILIPPE.

On s’est dit, n’est-ce pas ?

Par là, se trouve un homme, un puissant d’ici-bas,

Sur lequel je peux tout, un justicier terrible

Que je couche à mes pieds comme un tigre paisible !

Celui que j’aime va mourir dans un instant,

Bah !... j’obtiendrai du roi sa grâce, en sanglotant !

Il fait ce que je veux. C’est simple et c’est facile

Et je vais revenir triomphante, fébrile,

Apportant dans mes mains joyeuses le pardon !

Il m’aime et d’un regard je le dompte ! – Eh bien, non !!...

CARMEN.

Puisque sur votre cœur j’ai perdu tout empire,

Puisqu’en vain j’ai parlé, c’est bien, je me retire.

PHILIPPE, lui barrant le passage.

Mais tu ne vois donc pas que je suis fou d’amour !

CARMEN.

Adieu.

PHILIPPE, tendrement.

Ne t’en va pas !

CARMEN.

Je quitte votre cour !

PHILIPPE.

M’abandonner ! Pardonne, ô ma Carmen ! oublie

Un moment de colère, un instant de folie,

Je t’accorderai tout !

Un silence.

Tu ne demandes rien ?

CARMEN.

Adieu.

PHILIPPE.

Demeure ici. C’est toi mon seul soutien,

Le pur rayon qui brille afin que je sourie,

L’unique chasteté de mon âme flétrie !

Toi seule es mon pardon, mon bon ange, mon ciel !

C’est toi ma foi divine et c’est toi mon autel !

Oh ! reste auprès de moi ! Sans toi, que deviendrais-je,

En ce triste palais, dans mon sombre cortège

De bourreaux, de valets et d’austères prélats ?

Où reposer mon front alors qu’il serait las ?

À qui me confier et conter mes alarmes ?

À qui tendre la main, à qui montrer mes larmes ?

Je n’ai que toi, toi seule. Oh ! reste auprès de moi !

Je suis à tes genoux, vois ! fais grâce à ton roi !...

– Ce pardon, le veux-tu ? Mes faiblesses sont grandes,

Dis un seul mot.

Un silence.

Je veux que tu me le demandes.

CARMEN, faiblement.

Non, jamais !

PHILIPPE.

Eh bien, soit ! puisque c’est là ton vœu,

Je dérobe pour toi cette victime à Dieu !

S’asseyant et prenant la plume.

Signons sa grâce... – Un jour, je t’en ai promis une.

CARMEN.

Oh ! merci !

PHILIPPE, sans écrire.

Tout ce sang à la fin m’importune,

Et je suis trop chagrin quand ton front s’assombrit !

Un silence. Déposant la plume.

Mais c’est peut-être en vain que je fais cet écrit ?

CARMEN.

Comment ?

PHILIPPE, observant Carmen.

La question qui précède la hache

Rend du bourreau parfois inutile la tâche.

CARMEN, frappée au cœur.

Ah !

Avec angoisse.

La grâce !...

PHILIPPE, se levant tout à coup, sang écrire.

Plus tard, je vous l’apporterai.

CARMEN.

Vous me l’apporterez ?

Signe d’assentiment de Philippe, Ruy Gomez de Silva apparaît par la gauche et écoute. Montrant l’Évangile.

Sur ce livre sacré,

Jurez-le !

PHILIPPE, après une hésitation, élevant la main sur le livre.

Je le jure ! – Allez ! –

Elle se retire lentement et fait un mouvement de terreur on apercevant Gomez de Silva sur le seuil de la porte.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, RUY GOMEZ DE SILVA

 

RUY GOMEZ DE SILVA.

Le roi fait grâce

Au comte de la Cruz ?

PHILIPPE, pensif.

Peut-être, Eboli ?

RUY GOMEZ DE SILVA.

Fasse Dieu que Sa Majesté ne le regrette pas !

PHILIPPE, ému.

Sois plus clair !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Je ne puis.

PHILIPPE.

Parle sans embarras.

RUY GOMEZ DE SILVA, hardiment.

Les chefs de ce parti dont le comte était l’âme

Ourdissaient leurs complots le soir chez une femme !

PHILIPPE, éclatant.

La duchesse !

Ruy Gomez s’incline en signe d’assentiment.

Ils s’aimaient, Carmen, Miguel ?...

RUY GOMEZ.

Dit-on,

La duchesse est pourtant au-dessus du soupçon.

PHILIPPE, à lui-même.

Trahi !

À Ruy Gomez de Silva.

Vous le saviez, et je n’ai pu l’apprendre !

RUY GOMEZ DE SILVA, hypocritement.

Mais le roi se méprend !

PHILIPPE.

Vous osez la défendre. –

Laissez-moi.

RUY GOMEZ DE SILVA, se retirant.

Je venais, pour la fête du jour,

Prendre l’ordre du roi.

PHILIPPE.

Fais rassembler la cour.

Ruy Gomez de Silva se retire, souriant de satisfaction.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, seul, amèrement

 

Comme elle suppliait ! Son trouble était extrême

Et pâle, elle est sortie ! Elle l’aime, elle l’aime !

Je le sens, je le vois ; tout croule en ce moment ;

Il échappe à ma haine, et j’ai fait un serment !

Moi, le Roi, je ne puis l’envoyer au supplice !

Elle était sa maîtresse, elle était sa complice !

Et je doutais encor ! – La voilà, la raison

De ses pleurs, de ses cris et de sa pâmoison !

– Dérision du ciel ! On m’a fait une offense,

Et c’est Dieu, qui lui-même enchaine ma vengeance !

Quand je voudrais frapper, il faut me contenir,

Je ne puis pardonner et je ne puis punir !

– Ah ! puissé-je trouver pour laver cette injure,

Sans ôter mon pardon, sans devenir parjure,

Un moyen ténébreux, qui dégage ma foi,

Dussé-je en rabaisser la majesté du roi !

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE II, RUY GOMEZ DE SILVA

 

RUY GOMEZ DE SILVA, entrant précipitamment.

Le duc d’Alcala, sire !

PHILIPPE, avec incrédulité.

As-tu vu la mort rendre

Ce qu’elle a pris, Gomez ?

RUY GOMEZ DE SILVA.

Il arrive de Flandre

Et voudrait vous parler.

PHILIPPE.

Il existe, Alcala !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Dans la chambre des Grands, défait, pâle, il est là,

Au duc d’Albe soustrait, suivant ce qu’il raconte.

PHILIPPE, à part.

Espère, ma vengeance !

RUY GOMEZ DE SILVA.

Instruit du sort du comte

De la Cruz, son ami, tout en pleurs, il attend ;

Il demande audience, insiste en sanglotant

Pour que Sa Majesté le reçoive et le voie !

PHILIPPE, éclatant.

Qu’il entre, Ruy Gomez, c’est le ciel qui l’envoie !

 

 

Scène VII

 

PHILIPPE II, LE DUC D’ALCALA, puis UN HÉRAUT DU SAINT-OFFICE

 

Le duc d’Alcala entre pale, bouleversé, et s’arrête sur le seuil pour maîtriser son émotion.

PHILIPPE, assis ; avec douceur.

Approche de ton roi, serviteur dévoué,

Tu viens en fugitif ?

LE DUC D’ALCALA, troublé.

Sire !...

PHILIPPE.

Dieu soit loué !

Te voilà sain et sauf...

LE DUC D’ALCALA, de même.

Albe m’avait fait prendre

Comme rebelle.

PHILIPPE, affectueux.

Toi ?

Avec autorité.

Le gouverneur de Flandre

A mal fait. – Grâce au ciel, tu nous reviens enfin !

LE DUC D’ALCALA, regardant vers la place.

Plus tard...

PHILIPPE.

Horn, Egmont ?

LE DUC D’ALCALA.

Morts...

PHILIPPE, après un mouvement de joie.

Raconte-moi leur fin.

LE DUC D’ALCALA, anxieux, regardant toujours vers la place.

Oh ! sire, c’est affreux de voir mourir un homme !

Geste d’impatience de Philippe.

Comment vous raconter et que vous dire, en somme !

PHILIPPE, avec sévérité.

Parle, ton roi le veut.

LE DUC D’ALCALA, contraint, ému, se détournant souvent pour regarder du côté de la place.

À vingt pas du bourreau,

Les mille lansquenets de Julien Romero

S’étaient placés en ordre, au milieu des murmures,

Faisant sonner le sol du poids de leurs armures ;

Le temps était brumeux ; tout Bruxelles était là ;

Horn, Egmont attendaient : le beffroi s’ébranla !

On délia les deux soldats de Gravelines ;

Le souffle s’arrêta dans toutes les poitrines,

Et l’on s’agenouilla, car ils allaient mourir !

Egmont fut le premier – que Horn a dû souffrir ! –

Grave et fier, il parut. « Grâce ! » cria la foule :

Les moines à genoux chantaient sous leur cagoule.

Egmont fixant alors de ses yeux attristés

Le vieil hôtel de ville, arche des libertés,

Dit au peuple présent : « Je meurs sujet fidèle ! »

Et la hache trancha la tête du rebelle.

Ce fut le tour de Horn, Horn : un Montmorency !

Oh ! sire, pardonnez, si je m’arrête ici !

Celui-là, je l’ai plaint, et de toutes mes larmes,

Car il venait de voir tomber son frère d’armes

Et lui mourait deux fois, en mourant le dernier !

Il monta, s’appuyant sur un pertuisanier,

Se signa, puis posa, calme comme un apôtre,

Son front sur le billot fumant du sang de l’autre ! 

Le cri : « Grâce ! » partit poussé par mille voix :

La hache s’abattit une seconde fois !

– Sainte-Gudule émit sa plainte triste et grande :

On venait d’immoler la liberté flamande !...

PHILIPPE, durement.

Tu t’attendris, vieillard ; tu marques de l’effroi !

– Comme eux, périsse ainsi tout rebelle à son roi !...

LE DUC D’ALCALA, tombant aux pieds du roi.

Oh ! sire, tant de sang, c’est assez ! grâce, grâce

Pour Miguel de la Cruz !

PHILIPPE, avec une colère feinte.

En vérité l’audace

Est grande de venir supplier son seigneur

Pour un sujet félon, traitre, perdu d’honneur !

LE DUC D’ALCALA, toujours à genoux.

Sire !

PHILIPPE.

Et c’est vous, duc, dont la voix nous implore !

LE DUC D’ALCALA, se relevant.

Son malheur, je le sais ; son crime, je l’ignore !

Que le roi soit clément !

Un silence. 

PHILIPPE, observant l’attitude suppliante du duc d’Alcala ; d’un air étonné.

Comment, duc, vous aussi !

LE DUC D’ALCALA.

Que veut dire ?...

PHILIPPE.

Ta femme, à l’instant, presque ainsi,

Toute en pleurs m’adressait cette même prière !...

LE DUC D’ALCALA, interdit.

Toute en pleurs...

PHILIPPE.

La rencontre est au moins singulière,

Tu l’avoueras ?

LE DUC D’ALCALA, troublé.

Pourtant, quoi de plus naturel ?

Le comte de la Cruz est mon ami ; Miguel,

Toujours à ses côtés, fut un frère pour elle...

PHILIPPE.

C’est cela... Je comprends son ardeur fraternelle

À sauver son ami... J’oubliais leurs liens !

LE DUC D’ALCALA, frappé, à part.

Quel soupçon !...

PHILIPPE.

Je comprends leurs fréquents entretiens

À la cour, devant tous ; leur amitié publique.

Que le monde est méchant !... maintenant tout s’explique.

Le comte est ton ami, quoi de plus naturel ?

LE DUC D’ALCALA, avec un cri déchirant.

Juste Dieu !!!

PHILIPPE.

Je me tais... Je viens d’être cruel

En t’apprenant cela... Je me tais.

LE DUC D’ALCALA, égaré.

Parlez, sire.

Oh ! je veux tout savoir !

PHILIPPE.

Je ne peux pas te dire...

Et puis je ne sais rien...

LE DUC D’ALCALA, avec égarement.

Il m’a déshonoré ?

PHILIPPE.

Oh ! duc !...

Un silence.

Sais-tu qu’il a contre nous conspiré ?

LE DUC D’ALCALA.

Il m’a trahi ?

PHILIPPE.

Ma foi... l’âme humaine est si basse...

LE DUC D’ALCALA.

C’est son amant ?

PHILIPPE, froidement, les yeux dans les yeux.

Tu viens me demander sa grâce ?

LE DUC D’ALCALA, après une grande hésitation.

Oui, sire.

PHILIPPE, surpris.

Son pardon ?

LE DUC D’ALCALA, tombant à genoux.

Je l’implore du roi !

Un silence.

PHILIPPE, sinistre.

Pour te venger toi-même ?...

Mouvement d’Alcala.

PHILIPPE.

Allons, relève-toi !

Un silence. Sèchement.

On vous a devancé ; la grâce est obtenue,

Je crois vous l’avoir dit : la duchesse est venue !

Un silence. Mouvement de stupéfaction du duc d’Alcala. Philippe l’observe.

LE DUC D’ALCALA, à part, sourdement.

Ô rage ! ce pardon, par moi tant demandé,

Excite mes regrets, quand est accordé !

Torture !

La porte da fond s’ouvre et laisse voir la galerie ; paraît un héraut du Saint-Office, précédé de deux massiers.

LE HÉRAUT, à Philippe, tandis que le duc d’Alcala baisse la tête avec rêverie, comme étranger à ce qui se passe autour de lui.

Au nom du Dieu puissant et pour sa gloire !

Aujourd’hui, jour de jeune et saint jour de victoire,

Nous, héraut, envoyé par l’Inquisition,

Vous mandons cet avis : en expiation,

Pour voir l’auto-da-fé, plaise au Roi Catholique,

De vouloir bien se rendre en la place publique.

PHILIPPE, respectueusement.

Je m’y rends.

Le héraut se retire. La galerie du fond demeure ouverte.

LE DUC D’ALCALA, avec égarement, an roi qui vient de s’asseoir et écrit.

Ainsi, c’est elle-même qui vint

Demander ce pardon ?

Signe d’assentiment de Philippe.

LE DUC D’ALCALA, de même.

C’est elle qui l’obtint !

Signe d’assentiment de Philippe. Un silence. Sourdement. Avec rage, regardant le roi écrire.

– Donc, elle l’a sauvé, cet ami si fidèle !

PHILIPPE, se levant, la grâce à la main.

Ce parchemin signé bientôt sera chez elle !

Mouvement d’Alcala.

Elle était là, tremblante, et d’un accent si doux,

Demandant cette grâce, et baisant mes genoux,

Si pâle, en sa douleur, si belle en ses alarmes,

Que moi, si dur pourtant, j’ai dû rendre les armes,

Tant j’avais de tristesse, en la voyant ainsi,

Et tant il me semblait la gracier aussi !

LE DUC D’ALCALA, amèrement.

L’amitié fut par eux étrangement servie !

Sauvé !

PHILIPPE, allant à lui.

Ne te mets pas en peine pour sa vie :

Sa grâce arrivera ; la place est prés d’ici ;

On n’a qu’à traverser la salle que voici.

LE DUC D’ALCALA, à part, égaré.

Quel dessein !!

PHILIPPE, s’éloignant lentement.

Sois content.

LE DUC D’ALCALA.

Oh ! ma tête s’égare !

Mon Dieu ! je deviens fou !...

PHILIPPE.

C’est une amitié rare !

LE DUC D’ALCALA, avec douleur.

Ah !...

PHILIPPE, sortant. Avec joie.

Je suis vengé !

Avec humilité, levant les yeux vers le ciel.

Mais non parjure, Seigneur !

 

 

Scène VIII

 

LE DUC D’ALCALA, seul

 

Révolte-toi, mon âme, et pleure, mon honneur !

C’en est fait ! c’en est fait !... dans Madrid la nouvelle

Vole de bouche en bouche et ma honte avec elle !

Ils ont flétri mon nom, un nom si haut porté !!

Oh ! je me vengerai ! – Ton sort est mérité !...

Pour elle, qu’es-ta donc ? Vieillard, spectre livide !

Tu l’as prise en tes bras virginale et candide !

Son cœur te demandait l’amour ardent, profond !

Et quand ta lèvre blême effleurait son doux front

Tu glaçais de terreur cette blanche colombe,

Et du lit nuptial tu faisais une tombe !!

Tu sanglotes, vieillard, tu te plains, insensé ;

Mais, ton œil est sans flamme et ton sang est glacé !

Mais tes cheveux sont blancs, mais ta marche chancelle !

Infortuné, tais-toi ; non, tu n’es rien pour elle !!

Je les aimais tous deux !... Lâches ! ils se sont dit :

Il est loin, voici l’heure !... et sur leur front maudit

Rien ne s’est écroulé ! la divine justice

N’a pas fondu sur eux, tout s’est fait leur complice !

Ô Dieu, juge immortel qu’on adore d’en bas,

Ne règnes-tu là-haut que pour c croiser tes bras ?

Et toi, pure lumière aux rayons ineffables,

Toi qui vins éclairer leurs étreintes coupables,

Qui vis mon nom souillé, mon honneur abattu,

Tu luis donc pour le crime, et non pour la vertu !!

Oh ! vengeance ! vengeance !...

 

 

Scène IX

 

CARMEN, LE DUC D’ALCALA

 

Carmen se précipite sur la scène, la grâce à la main ; avec un cri terrible, apercevant le duc d’Alcala.

CARMEN.

Alcala !!!

Elle recule, stupéfiée.

LE DUC D’ALCALA, terrible.

Sur mon âme,

Vous ne m’attendiez pas, duchesse ?

CARMEN.

Non.

LE DUC D’ALCALA, la saisissant.

Infâme !!!

CARMEN, tombe à genoux.

Vous me tuerez plus tard !...

LE DUC D’ALCALA.

Non !

CARMEN, se débattant.

Pas en ce moment !

Elle veut passer.

LE DUC D’ALCALA, lui barrant la route.

Vous n’irez pas sauver, madame, votre amant !!

CARMEN.

Mon amant, Miguel ?

LE DUC D’ALCALA.

Oui...

Elle veut passer. Il l’arrête.

CARMEN.

Mais c’est épouvantable

Ce que vous dites là... Miguel n’est pas coupable !

LE DUC D’ALCALA.

Vous mentez !

CARMEN, désespérée.

Laissez-moi.

LE DUC D’ALCALA, lui tenant la main.

Vous ne passerez pas !

Il mourra !

CARMEN.

Laissez-moi... Jamais homme ici-bas

N’est plus d’honneur que lui, ni ne fut plus sincère !

LE DUC D’ALCALA.

Non.

CARMEN.

Je le sauverai !

LE DUC D’ALCALA.

Je te tiens et t’enserre

Tu ne sortiras pas !

CARMEN, se débattant.

Par grâce, laissez-moi !

Oh ! duc, c’est votre ami !

LE DUC D’ALCALA, terrible, hors de lui.

C’est ton amant ! Tais-toi !

– C’est ici, c’est ici, sous ces voûtes fatales,

Qu’il a mis dans mes mains ses deux mains déloyales,

Qu’il m’a fait son serment de perfide amitié !

Il a brisé mes jours, je prends les siens !...

CARMEN.

Pitié !

LE DUC D’ALCALA

J’implorais son pardon pour venger mon offense,

Insensé que j’étais !... Le bourreau m’en dispense !

Je salirais ma dague avec sa trahison !

Et la hache vaut mieux !

CARMEN.

C’est de la déraison !

LE DUC D’ALCALA, lui désignant la place.

Il ya mourir, mourir de la mort du parjure !

CARMEN.

Duc, laissez-vous fléchir !

LE DUC D’ALCALA.

Non !

CARMEN.

Je vous en conjure !

Il fut ami fidèle et vous le condamnez !

Le duc d’Alcala loi arrache la grâce et la jette à terre.

Ah ! c’est une infamie, et vous l’assassinez !

LE DUC D’ALCALA.

Je me fais justicier !!! Quoi ! vous auriez, ô femme !

Impunément brisé mon honneur et mon âme ?

Quoi ! vous auriez, tous deux, sans craindre nul courroux,

L’un renié l’ami, l’autre trahi l’époux ?

Non ! Le châtiment vient !... Ah ! vous sauviez sa tête !

J’étais au loin, j’arrive, et mon bras vous, arrête !

On entend le Miserere dans la coulisse, le glas résonne.

CARMEN, affolée.

Grâce, grâce ! la foule entoure l’échafaud !

Oh ! laissez-moi sauver une victime !

LE DUC D’ALCALA.

Il faut

Qu’il meure !

CARMEN, éperdue.

C’est le glas !

LE DUC D’ALCALA.

Écoutez ! car il sonne

Pour lui !

CARMEN, se traînant à ses pieds.

Pitié ! pitié ! Par la sainte Madone !

Au nom du Dieu vivant ! Par les anges du ciel,

Miguel est innocent !

Elle cherche vainement à ramasser la grâce, restée à terre. Une lutte terrible s’engage entre elle et le duc d’Alcala. Ce dernier l’entraine à la fenêtre et lui montre la place, tandis que les chants funèbres et le glas se font entendre.

LE DUC D’ALCALA, les yeux vers la place, égaré.

Il marche vers l’autel

L’époux de votre cœur ! Entendez ! on l’acclame !

On fête vos amours ! C’est votre épithalame !!!

Rumeurs de la foule.

CARMEN, se débattant.

Je sauverai ses jours ! C’est un crime inouï !

Non ! tout espoir en moi n’est pas évanoui !!

Les chants redoublent. Clameurs. Glas. Avec désespoir.

Oh ! ces horribles chants !!!

LE DUC D’ALCALA, égaré.

Vois ! le bourreau l’attache ;

Un rayon du soleil illumine la hache.

Il est pâle, il sourit... C’est bien lui, le voilà !... –

Je vais être vengé, duchesse d’Alcala !

CARMEN.

Assassin, meurtrier !

LE DUC D’ALCALA.

C’est en vain qu’il espère.

On le saisit.

CARMEN, s’écartant.

Horreur !!!

LE DUC D’ALCALA, la ramenant à la fenêtre.

Regardez, adultère,

Regarde ton amant qui meurt !

Les chants cessent tout à coup.

LE DUC D’ALCALA.

Vengé !!!

Un silence.

CARMEN s’arrache des mains du duc d’Alcala, court à la fenêtre et pousse un cri terrible.

Mort ! mort !!!

Folle, égarée, elle revient et saisit le poignard d’Alcala ; parcourant la scène avec furie.

C’est toi qui l’as frappé, sans pitié, sans remord !

Sois damné dans le ciel, sois maudit sur la terre !

Va-t’en, comme Caïn, errant et solitaire !

Ton ami que tu viens d’immoler lâchement.

Est mort fidèle à toi, martyr de son serment !!

Ce n’est pas dans son sang que tu laves ta honte !

Ta main s’est égarée en voulant être prompte !

Eh bien ! oui ! je l’aimais ! et tu m’as pris ses jours...

Implacable vieillard qui brises mes amours,

Roi lâche, courtisans, féroce populace,

Vous tous, agenouillés sur cette immense place,

Cet homme dont le sang excite vos clameurs,

Celui qu’on a tué, je l’adore, et j’en meurs !!!!

Elle se frappe.

LE DUC D’ALCALA, avec rage, la soutenant dans ses bras. On entend le Miserere.

Tu vivras, pour souffrir ! Car c’est le bonheur même

Que de pouvoir mourir avec celui qu’on aime !!...

CARMEN.

Jaloux encor !

LE DUC D’ALCALA.

Jaloux de ton dernier soupir !

CARMEN, défaillante.

Près de lui, je m’en vais, heureuse, m’assoupie !

C’est fini !!!

LE DUC D’ALCALA.

Tu vivras !!

CARMEN.

Je me suis bien frappée !

Je fus coupable, duc, mais ta haine est trompée !

LE DUC D’ALCALA.

Tu mens !!

Elle tombe.

Dormez en paix, duchesse d’Alcala,

J’ai tué votre amant !!

La cour passe au fond de la galerie. Le roi est sous un dais, la tête courbée, les mains jointes ; seigneurs, moines, soldats, On entend le Miserere, et le glas.

CARMEN, se relevant à demi et montrant le roi.

Mon amant, le voilà !!

Elle retombe morte.

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